Violences sexuelles dans l’Église catholique et psychologie (4)
Pour un discernement concernant les pratiques de prière de guérison

Dans La trahison des pères, son ouvrage consacré à Emprise et abus des fondateurs de communautés nouvellesCéline Hoyeau ne s’interroge pas seulement sur la part inconsciente, et donc difficile à détecter et à contrecarrer, de l’influence des fondateurs de communautés coupables d’abus spirituels et sexuels (comme cela est documenté dans le précédent article). Elle affirme à juste titre la nécessité d’une critique de la fausseté de leur mystique, déplorant « l’absence d’ins­tance critique à l’heure actuelle pour débattre de la mys­tique ». On trouvera ci-après, à la suite du passage où Céline Hoyeau exprime cette idée, quelques contributions à une telle approche critique de la mystique.

Céline Hoyeau, La trahison des pères, Emprise et abus des fondateurs de communautés nouvelles, Bayard, 2021 :

p. 278 : Cela pose la question plus large de l’absence d’ins­tance critique à l’heure actuelle pour débattre de la mys­tique. Dans le cas des pères Philippe, ce travail critique sur leur théologie — sur la mariologie du père Thomas ou sur la notion de miséricorde chez le père Marie-Dominique en particulier — n’a pas été fait de leur vivant notamment parce que tout un pan de leur ensei­gnement se situait dans le registre mystique, et que la vie mystique échappe aujourd’hui pour une grande part à l’analyse critique des théologiens. Comme une part importante de leur enseignement était attribuée à leur vie de prière, à leur inspiration divine, ou à des grâces particulières, plus aucune critique n’était possible. Or « la mystique ne devrait pas être absente des facultés de théologie, à la fois comme source d’inspiration et pour que ses pratiques et ses expressions soient confrontées à une approche critique », estime aujourd’hui le domini­cain Gilles Berceville. « Au Moyen Âge, rappelle-t-il, à partir de l’expérience spirituelle de saint François d’As­sise et de saint Dominique, la mystique a contribué au renouveau de la théologie, et celle-ci a affiné les critères qui devaient permettre aux clercs d’en établir l’authen­ticité évangélique, avec le risque de dérive inquisitoriale que cela comporte » [référence non fournie par C.H.]. Ce travail critique, qu’il faudrait purifier de tout cléricalisme, est néanmoins d’autant /279/ plus important qu’une théologie faussée non seulement exonère l’abuseur de ses crimes mais produit aussi chez ses disciples des effets souterrains puissants, susceptibles de dévoyer leur rapport au monde, à la vie spirituelle et d’en entraîner certains dans des dérives similaires

Jean de la Croix enseigne la mise à distance des communications spirituelles telles que les visions ou paroles intérieures

La montée du mont Carmel, Cerf, 2010, Livre II, chapitre 16, §14 :

Ils s’imaginent que, du moment qu’ils reconnaissent que ces visions sont véritables et viennent de Dieu, il est bon de les accepter et d’y prendre appui, sans voir que, comme il en est des choses du monde, l’âme en fera aussi sa propriété, s’y attachera et s’en encombrera si elle ne sait pas les refuser. Il leur paraît bon d’accepter les unes et de repousser les autres, se mettant ainsi, eux et les âmes, en grande peine et en grand danger à vouloir discerner entre les fausses et les véritables. Dieu ne leur demande pas de se mettre en cette peine, ni d’exposer les âmes simples et crédules à ce danger et à cette lutte car ils disposent, pour avancer sur le chemin, d’une doctrine saine et sûre qui est la foi.

Ibid., Livre II, chapitre 17, §7 :

On ne trouverait à cela [discerner entre les bonnes et les mauvaises révélations et à reconnaître s’il s’agit de l’ange de lumière ou de l’ange des ténèbres] aucun profit, mais une perte de temps et un obstacle pour l’âme qui s’exposerait alors à de nombreuses imperfections et à ne plus aller de l’avant parce qu’elle s’occuperait de ce qui est inutile au lieu de laisser de côté la médiocrité des perceptions et des connaissances particulières, comme nous l’avons dit au sujet des visions corporelles ; nous y reviendrons plus loin.

Ibid., Livre II, chapitre 30, §7, au sujet des « paroles intérieures » se présentant comme « surnaturelles » :

Puisque dans les chapitres 17, 18, 19 et 20 de ce livre, il est déjà question des erreurs et des dangers et de la prudence qu’il faut avoir, je m’y reporte et ne m’étends pas davantage ici. Je dis seulement que la leçon principale et sûre est de n’en faire aucun cas mais de se gouverner en tout par la raison et par ce que l’Église nous a enseigné et nous enseigne chaque jour. 

Le théologien Xavier Thévenot alerte sur le risque d’idolatrie dans la vie spirituelle

Xavier Thévenot, « De l’idole à l’icône. Maturation affective et foi chrétienne », Christus, 151 (1991) 264-274 [repris dans Christus, 168 Hors Série, Novembre 1995], p. 268 :

Le sujet narcissique place très haut l’idéal dans lequel, sans le savoir, il se mire. Ce qu’il prend pour amour pur est en fait, pour une grande part, recherche inconsciente de lui-même. Il se dit « entier », et fait donc ses choix de vie sous le mode du tout ou rien. Aussi est-il facilement attiré par des états de vie qui lui paraissent absolus, comme la vie religieuse, dans laquelle son existence sera « toute donnée à Dieu […]. Sa recherche d’un personnage grand, fort, sans défaut, l’aimant malgré son indignité, sur lequel il peut totalement s’appuyer et dont la sollicitude envers lui ne défaillira jamais, conditionne pour une bonne part son attachement à Dieu qui lui semble parfaitement correspondre à ses attentes plus ou moins conscientes. Aussi va-t-il vivre ses premières attaches au Seigneur de façon particulièrement gratifiante, en éprouvant toute une série de consolations qui ne sont pas sans évoquer, pour reprendre des images qu’utilisent la Bible et saint Jean de la Croix, l’état bienheureux du nourrisson contre le sein de sa mère.

Dans sa lecture de l’Écriture, il aura tendance à sélectionner certains passages ou à les déformer, de façon à entendre Dieu lui « dire » ce que souhaite son inconscient. Par exemple, il sera fasciné non pas par le mystère de l’incarnation, tel que le présentent les évangiles, mystère qui confronte par trop aux limites /269/ du réel, mais par celui de la crèche où un petit enfant, issu d’une mère vierge, est vénéré non seulement par ses parents, mais aussi par des grands hommes, les mages, venus d’Orient.

Ibid., p. 269 :

De l’éthique chrétienne, il va surtout retenir les préceptes de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, oubliant de les articuler avec le précepte de l’amour de soi. « L’oubli de soi » auquel il se sent invité se transforme en un mauvais oubli du je, qui camoufle mal une quête malsaine d’absolu. La dimension sexuée de l’amour, qui est pourtant si présente dans la Bible, sera plus ou moins négligée, ou alors réinstaurée de façon excessive dans les affects vécus au sein de la prière. La douceur promue par le sermon sur la montagne sera invoquée pour maintenir à grande distance tout mouvement de colère, permettant ainsi au sujet de se croire au-dessus de la condition humaine habituelle, qui est marquée de part en part par la sexualité et l’agressivité. Le thème du péché sera souvent utilisé pour accroître à l’excès le sentiment d’indignité, ce qui peut être une façon détournée de s’assurer que l’on est bien inconditionnellement aimé de Dieu. […] Enfin, la prière et la ritualité liturgique feront rechercher de façon privilégiée des moments où l’on peut en quelque sorte «palper » la présence du Christ, oubliant qu’en son corps ressuscité Celui-ci n’a plus un statut spatio-temporel. L’application des sens, dont le but excellent est de faire saisir que le Christ se rencontre aussi selon la dimension corporelle de la personne humaine, oubliera de se soumettre au nécessaire travail d’une théologie négative : Dieu n’est pas simplement « au bout de nos sens », pas plus qu’il n’est simplement « au bout de nos recherches conceptuelles ». Le thème de la présence immédiate de Dieu /270/ est alors mal équilibré par celui des médiations nécessaires à la rencontre du Seigneur.

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Des exemples de pseudo-mystique

Ces remarques sont à rapprocher de ce que le document Emprise et abus, enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et l’Arche, rapporte de l’expérience pseudo-mystique délirante de Thomas Philippe :

P. 687 : C’est à partir de sa « nuit de noces » avec la Sainte Vierge à l’âge de 33 ans, en 1938, que se construit son délire, ou du moins qu’il prend toute son ampleur. Le récit qu’il en donne pourrait correspondre à une expérience délirante primaire, dont le mécanisme hallucinatoire est fortement suggéré : « En 1938, à plusieurs reprises à Rome (Mater admirabilis, et Sainte Marie Majeure surtout, aussi à S. Pierre) je reçus certaines grâces très obscures, que je n’arrive pas encore à définir exactement et à classer : ces grâces n’étaient ni des lumières, ni des consolations ; tout en ayant les mêmes caractéristiques et les mêmes effets que les grâces intérieures de quiétude ou d’union, elles impliquaient une emprise divine du corps, nettement localisée dans la région des organes sexuels et rayonnant de là, comme de l’intérieur, sur tout le corps et sur l’esprit. Les 3 premiers mois je résistais à « ces grâces », qui reprenaient dès que je cherchais à me recueillir. J’ai souffert alors atrocement, le dilemme devenant de plus en plus angoissant : ou renoncer à ma vie intérieure liée de fait par Dieu à ces grâces (grand péril pour moi avec un tempérament très intellectuel et un sens aigu des courants modernes) ou me livrer à ces grâces mystérieuses en me confiant à la Très Sainte Vierge, qui semblait en avoir l’initiative. Après avoir beaucoup réfléchi […] et consulté longuement un prêtre vénéré de tous pour sa connaissance théologique et son expérience contemplative, après quelques indications, qui m’apparurent providentielles, je reçus un jour, (à la suite d’une nouvelle consultation près de ce prêtre) une grâce de lumière très forte, qui fut suivie d’un appel intérieur plus intense que jamais. Après avoir supplié la Très Sainte Vierge d’écarter le démon, s’il en était l’auteur, je me remis entre ses mains immaculées, et je me suis laissé faire par Elle. Je fus pris en tout mon corps, toute la nuit, dans un recueillement et une intimité extrême avec Elle »

Voir aussi, p. 584 et suivantes, ce qui est rapporté des « actes abusifs impliquant Jean Vanier »

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Quelques ouvrages sur les pseudo-mystiques

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