Le contenu de l’article présenté sur cette page a été mis à jour et complété dans le chapitre V de J.-B. LECUIT, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Cerf, 2017.

Pour une étude de la question du désir naturel de voir Dieu, voir : J.-B. LECUIT, « Y a-t-il un désir naturel de Dieu ? », Revue d’éthique et de théologie morale, 262/4 (2010) 57-81. Consulter l’article en ligne » Télécharger le pdf de l’article » NB : cet article reprend, en corrigeant l’erreur d’édition signalée ci-dessous, une contribution à l’ouvrage collectif : L. Lemoine (dir.), Vérité, désir, expérience spirituelle et expérience psychanalytique, Cerf, 2010 (« Y a-t-il un désir naturel de Dieu ? », p. 139-163 de ce livre)

Erratum : p. 152, ligne 9 de ce livre, une retouche éditororiale a contredit le sens d’une phrase clef.

Il s’agit des deux grandes positions en présence (partisans et adversaires du désir naturel de voir Dieu) :

au lieu de : « ni l’une ni l’autre ne couvre tout le champ du possible, et aucune des deux ne repose sur un présupposé ne s’imposant plus avec la même évidence : le concept même de désir naturel, impliquant l’impossibilité qu’il reste vain »

lire : « elles ne couvrent pas tout le champ du possible, et reposent sur un présupposé ne s’imposant plus avec la même évidence : le concept même de désir naturel, impliquant l’impossibilité qu’il reste vain »

Tables des matières de l’article

J.-B. LECUIT,« Y a-t-il un désir naturel de Dieu ? », dans L. Lemoine (dir.), Vérité, désir, expérience spirituelle et expérience psychanalytique, Cerf, p.139-163, 2010  et, dans sa version corrigée, dans « Y a-t-il un désir naturel de Dieu ? », Revue d’éthique et de théologie morale, 262/4 (2010) 57-81. Introduction Pour ou contre le désir naturel de Dieu

Un appétit ontologique

L’hypothèse de la pure nature

Contre le système de la pure nature

Premier bilan

Désir naturel et nature du désir Du Dieu du désir au désir de Dieu

Quel Dieu désirer ?

La dynamique du désir dans la relation à Dieu

Le rapport entre vision et écoute

Conclusion

Texte de l’introduction de l’article

« Mon âme a soif de toi » : de l’appel du psalmiste à celui du mystique, de la nostalgie à l’impatience, de la langueur à l’embrasement, le désir de Dieu revêt mille formes. Poser la question d’un désir naturel de Dieu, c’est introduire la perspective unificatrice de l’universel, par la référence à la nature commune à tous les humains. Cela nous place devant deux premières difficultés : le concept de nature humaine est loin de faire unanimité et, corrélativement, l’idée d’un désir naturel de Dieu, si elle peut évoquer aux plus cultivés une polémique du siècle passé, dernièrement réactivée par la très controversée « Radical Orthodoxy », n’appartient pas à l’espace quotidien des représentations croyantes. Cela dit, l’idée du désir naturel de voir Dieu, compte tenu de l’importance cruciale des questions auxquelles elle est censée répondre, mérite pleinement l’attention que lui accorde ce colloque. Avant d’en préciser l’origine, laissons résonner les premières questions qu’elle ne manque pas de susciter. Tout d’abord, faut-il comprendre qu’il est « bien naturel » de désirer Dieu, comme si cela allait de soi pour tout être humain, dès lors qu’il s’en forme une représentation ? Cela peut d’ailleurs constituer un motif de scepticisme : c’est précisément parce que le discours religieux sur Dieu est « trop beau pour être vrai », qu’il s’attire le soupçon d’être un produit inconscient du désir. En ce premier sens, le désir naturel de Dieu peut être surmonté et détruit par la prise de conscience de son caractère trop naturel. Mais un deuxième sens se fait jour : celui d’un désir qui serait naturel en ce qu’il appartiendrait constitutivement, et donc universellement, à tout individu de l’espèce humaine. De ce point de vue, le naturel ne pourrait pas être chassé sans faire retour par d’autres voies : celui qui nie le désir naturel de Dieu se ment à lui-même, se voue au mensonge et à l’échec. À son insu, il est habité par le désir de ce que, pour sa perte, il s’évertue à nier. En ses dernières conséquences, cette thèse implique que le drame de la perdition consisterait à vivre dans toute sa force l’insatisfaction définitive d’un tel désir, dont la radicalité ne pourrait plus être masquée à la conscience, et la dévorerait sans remède. Peut-être aussi ne s’agit-il que d’une modalité du désir de Dieu, étant entendu que nous pourrions aussi avoir de lui un désir culturel, ou surnaturel. Se pose alors la question du rapport entre les différentes modalités du désir de Dieu : y a-t-il entre elles contradiction, dépassement, enracinement ? Si ce premier repérage introduit quelques flottements, une constante se manifeste : il ne s’agit pas simplement de mon désir de Dieu, ou de celui des croyants, mais du rapport désirant de l’humain comme tel à celui qu’on appelle Dieu. Autrement dit : il n’est pas d’abord question de connaissance – Dieu existe-t-il ? Qu’est-il ou qui est-il ? –, mais, existentiellement, de notre attirance envers lui, et de son « intérêt » pour nous. Cet enjeu existentiel est particulièrement manifeste dans la conviction passionnée de celui dont le nom est historiquement attaché à notre problématique, Henri de Lubac (1896-1991). Nous examinerons bientôt comment, selon le célèbre théologien jésuite, la déchristianisation serait largement imputable à la négation du désir naturel de Dieu, laquelle s’est imposée à partir du XVIe siècle. Au-delà des premières apparences, qui annoncent une réalité spirituelle attirante, il s’agirait donc d’un problème des plus sensibles. Si la nature humaine ne comporte ou ne suscite aucun intérêt pour Dieu, aucun désir de lui, en quoi celui-ci nous concerne-t-il universellement, en tant qu’êtres humains ? En quoi même est-il bon et souhaitable de tendre vers lui ? La généralisation de l’indifférence à son égard n’est-elle pas au fond un progrès ? Mais si, à l’opposé, notre nature est bel et bien marquée par un désir naturel de Dieu, en quoi Dieu est-il autre chose qu’un corrélat nécessaire de notre humanité, le complément indispensable à son achèvement, l’objet qui vient combler sa béance et clore son ouverture, perspective qui semble tout à fait contredire une donnée structurante de la foi chrétienne : le caractère absolument gratuit et inconditionné de sa révélation et de son autodonation ? Nous commençons donc par osciller entre deux attitudes opposées : d’un côté, enraciner dans la nature de l’homme sa vocation à communier avec Dieu, ce qui rend bien compte de l’importance vitale de cette vocation. Mais cet avantage est mis en péril par le risque de l’immanentisme, qui réduit la grâce à une composante nécessaire au bon fonctionnement de la nature selon ses lois constitutives, au mépris de la gratuité du don de Dieu et de sa transcendance par rapport à la nature humaine. La thèse opposée souligne cette gratuité et cette transcendance, au risque de l’extrinsécisme, selon lequel la grâce vient s’ajouter de l’extérieur, comme une superstructure, à une nature humaine close sur elle-même ; en quoi peut-elle dès lors la concerner ? L’histoire de la pensée est prodigue en alternatives de ce type, dont le dépassement peut requérir d’abandonner tel ou tel présupposé commun aux tenants des deux options antithétiques. Dans le cas qui nous intéresse, ces présupposés concernent notamment, comme je l’ai déjà suggéré, les idées mêmes de nature et de désir naturel. L’opportunité de s’interroger sur ces présupposés apparaîtra plus nettement après l’exposé de la controverse qui va nous occuper dans un premier temps.