« La mort rédemptrice du Christ à la lumière de l’anthropologie », dans Explorations de l’espace théologique, Leuven, Leuven University Press, 1990, pp. 55-93 est un article important d’Antoine Vergote, d’abord paru dans Mort pour nous péchés (collectif), Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1976, pp. 45-83 (trad. : « The redemptive death of Christ in the light of anthropology », Stauros Bulletin, 1 (1978) 3-54).

Il y montre comment la prise en compte de la psychanalyse et de l’anthropologie culturelle peut éclairer le sens de la mort du Christ en croix.

Télécharger l’article »

 

Pour une reprise de l’idée de « schème initiatique », voir J.-B. Lecuit, « L’épreuve initiatique dans les rites et le cheminement chrétien », Adolescence , 28/3 (2010) 545-561.

Voir une évaluation de l’article par Louis-Marie Chauvet »

Extraits de cet article d’Antoine Vergote :

p. 84 : Ce n’est pas sans une certaine réticence qu’on tient des discours dont l’allure un peu générale vire facilement à la rhétorique. L’expérience clinique montre cependant de quel prix payé à la mort l’homme gagne sa vie et de quelle perte de vie il paie son refus de la mort. On pourrait placer la démarche analytique sous l’adage évangélique : celui qui veut gagner sa vie la perdra, mais celui qui consent à la perdre, la gagnera. Désignant une vie qui est plus que sagesse humaine, l’évangile prolonge néanmoins une loi qui est inscrite au cœur de l’existence. Freud l’énonce dans une phrase qui a valeur de sentence de sagesse : si vis vitam, para mortem ; si tu veux vivre, prépare la mort. L’homme devient malade, selon Freud, non seulement par le refoulement de la sexualité, mais aussi par celui de la culpabilité et de la mort.

p. 85 : La psychanalyse manifeste que le schème initiatique n’appartient pas seulement aux cultures anciennes, mais qu’il constitue la vérité nodale de l’existence humaine. De cette manière, la psychanalyse peut elle aussi présenter une précompréhension pour l’intelligence de la croix.

p. 86s : [Jésus] a intégré la loi de la mort, confiant, dans la nuit de l’incertitude affective ou rationnelle, que Dieu le destinait à un surcroît de vie divine […]. Et s’il a pu libérer du péché, c’est que d’abord Lui-même ne lui a pas cédé et qu’Il est “mort au péché” (Rom., VI, 10). Lui, qui était “de condition divine” (Phil., II, 6), ne s’égalait pas au Père. Or, c’est là le fond masqué du péché : de s’égaler à Dieu, de se substituer à Lui, de se poser soi-même en Dieu. Dans l’ordre religieux, il reproduit le fantasme du désir, qui d’après Freud, cause la rupture psychotique : le désir d’être son propre père. Présent au cœur du narcissisme, ce désir pousse l’homme à s’arroger imaginairement la plénitude et l’immortalité divines.

Évaluation de l’article par Louis-Marie Chauvet :

L.-M. Chauvet, « Les nouveaux lieux de vérification du discours théologique », Transversalités. Revue de l’Institut Catholique de Paris, 94 (2005) 113-129, p. 120s :

Dans l’ouvrage collectif Mort pour nos péchés, de 1976, Antoine Vergote a écrit un chapitre célèbre, que beaucoup d’enseignants de cette maison ont fait travailler aux étudiants, intitulé : La mort rédemptrice du Christ à la lumière de l’anthropologie ”. [Note 5 : Bruxelles, Fac. Universitaires Saint-Louis, 1976, p. 45-83.] L’époque était à la dénonciation /121/ des effets pervers du schème sacrificiel à propos de la mort de Jésus ou à propos de la messe : l’ouvrage qui a rendu célèbre René Girard à ce sujet, La violence et le sacré, date de l’année 1972, et c’est en novembre 1973 que la revue Esprit offre l’un des premiers grands débats de fond sur cet ouvrage.

Si Vergote, dans le chapitre en question, dénonce vigoureusement la méconnaissance par R. Girard de la différence essentielle entre le rite (du bouc émissaire) et le sacrifice” (p. 50), il n’en baigne pas moins dans les mêmes eaux que la dénonciation par R. Girard lui-même du sacrifice en général. La tendance en tout cas est nette : s’il ne remet pas radicalement en cause comme Girard le sacrifice lui-même, Vergote n’en dévalorise pas moins sensiblement le schème sacrificiel au bénéfice du schème initiatique du “mourir pour vivre”, celui du grain de blé jeté en terre qui ne peut porter du fruit qu’à condition de se défaire peu à peu, schème qui fait si aisément écho à celui du deuil en psychanalyse où, pour pouvoir vivre en vérité comme sujet de son histoire, il faut mourir à une représentation aliénante de soi-même. Certes, la symbolique du deuil progressif par rapport à soi-même pour qu’advienne la vie permet une bonne appropriation de la portée de la vie et de la mort du Christ dans la mesure où elle en exprime un processus qui est existentiellement de première importance et qui, dans notre culture occidentale actuelle, est marqué d’un taux élevé de crédibilité, puisque, via la psychanalyse justement, cela se trouve en plein cœur du pensable et du croyable aujourd’hui disponibles.

Il n’en demeure pas moins que ce schème initiatique ne peut suffire, ne serait-ce que parce qu’il repose sur une symbolique de continuité ou de progressivité, alors qu’il appartient à la sotériologie de dégager le fait que le Christ est mort de mort violente, violence qui manifeste justement le fait qu’elle est l’ultime expression de l’immense procès que la bonne conscience humaine fait à Dieu. Sans doute, par ailleurs, le même A. Vergote est-il un peu sévère à l’égard du sacrifice d’expiation qu’il oppose, de manière trop abrupte, au sacrifice d’action de grâce et notamment à l’holocauste.

Il n’en demeure pas moins qu’une sotériologie qui, tout en faisant place au schème sacrificiel, ignorerait les graves ambiguïtés de ce schème appliqué à la mort du Christ serait aujourd’hui disqualifiée comme insuffisamment critique, que ce soit par naïveté ou par idéologie, à l’égard de ce que connotent de telles représentations. Il en va évidemment de même, puisque cela ressortit au même paradigme, pour l’application non critique du schème sacerdotal au ministère épiscopal ou presbytéral. Dans les deux cas, on peut voir au minimum un risque de ce que B. Sesboüé nomme une “déconversion” de vocabulaire : ces termes de “sacrifice” /122/ et de “sacerdoce” sont en effet menacés de “paganisation ”, et parce qu’ils appartiennent à l’ensemble des religions et drainent de ce fait les significations que celles-ci leur ont donné, et parce qu’ils semblent attachés à ces “archaïsmes” humains que la psychanalyse a si bien désoccultés. Moyennant quoi il est aisé d’entretenir à travers eux le processus que R. Girard a dénoncé, processus par lequel, au lieu de se tourner les uns vers les autres pour analyser les causes effectives de la violence entre les hommes, en assumer la responsabilité sans chercher quelque alibi d’arrière-monde et y porter remède, on se tourne vers le rite à accomplir, c’est-à-dire vers le Dieu garant de la bonne conscience des “purs” contre les “impurs ”, s’enfermant ainsi, sans s’en rendre compte, dans un système d’exclusion au nom de “Dieu” ou de la Tradition…