Extraits de l’œuvre d’Antoine Vergote

« Psychotherapy after the recognition of the distinctive psychic and divine realities », Psyche en Geloof, Tijdschrift van de Christelijke Vereniging voor Psychiaters, Psychologen en Psychotherapeuten, 13/2 (2002) 62-73 (traduction J.-B. Lecuit)

p. 67 :
« Quand une personne demande une aide spirituelle ou plus largement une aide thérapeutique, la première chose à faire en l’écoutant, est de l’aider à clarifier le genre d’aide qu’elle recherche. Cela peut prendre du temps, car souvent la personne ne sait pas exactement avec quelles questions personnelles elle se débat.
[…]
Si le conseiller est convaincu que le problème est véritablement une souffrance pathologique, il devrait lui dire qu’une thérapie technique est nécessaire. S’il ne la fait pas lui-même, il devrait lui proposer deux ou trois noms de thérapeutes, sans décider lui-même quel genre de thérapie il pense nécessaire. S’il pense qu’il peut la faire lui-même, il peut le dire au client [NdT], mais il devrait insister sur le fait que le client devrait se sentir libre de parler à un autre conseiller compétent. Il peut aussi arriver que le client refuse l’idée d’une psychopathologie personnelle ; dans de tels cas je dis personnellement ma conviction et si le client ne l’accepte pas, je lui dis que je ne peux pas vraiment l’aider davantage.
[…]
Je suis convaincu que ni Dieu ni le démon ne cause de pathologie et donc n’interviennent pas de manière extra-normale dans le processus thérapeutique. Dans ma fonction de psychologue j’ignore Dieu ainsi que le font toutes les sciences selon leur point de vue ; mais comme psychologue je reconnais le facteur psychologique que la foi religieuse, et éventuellement la non-foi, peuvent être et sont souvent. En tant que psychologue croyant je légitime ces principes, car je n’utiliserais pas le dispositif thérapeutique à des fins religieuses. Prier pour le patient ne constitue évidemment pas une utilisation de la religion, pas davantage que la prière “Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour…”. Un patient chrétien priera normalement lui-même pour la guérison et pour le succès de la thérapie. Et un thérapeute chrétien croit que l’Esprit de Dieu l’éclairera dans son travail technique et soutiendra le patient dans ses moments pénibles. »
p. 68 :
« Le thérapeute n’a pas le droit d’imposer ses convictions religieuses ou non religieuses, ou ses valeurs morales personnelles. Dans la situation clinique ce comportement serait une utilisation de la violence morale, étant données la fragilité et la dépendance affective de la personne qui souffre. […]
Des interventions thérapeutiques contraires à la neutralité ajouteraient nécessairement une force supplémentaire à l’une des puissances inconscientes en conflit, le désir pulsionnel ou l’instance intérieure de refoulement. […] L’expérience clinique nous enseigne en effet que les discussions théoriques n’apportent pas la paix de l’esprit, et que le fait de donner un conseil personnel pour la décision dans des situations ambiguës ne calme pas le questionnement anxieux. »

p. 69 :

« Je pense que tous les cas de ce genre requièrent du thérapeute, tout comme du guide spirituel, qu’il distingue le vrai contenu religieux dans les représentations ambiguës d’une idée et d’une expérience religieuses voulues comme vraies. […] L’interprétation de la neutralité proposée ici requiert du thérapeute de la compétence en matière de religion. Malheureusement, beaucoup n’en ont pas et trop d’entre eux sont disposés trop négativement envers la religion pour être conscients de leur manque de compétence. […] Ma raison fondamentale pour séparer l’accompagnement spirituel de la psychothérapie, est ma ferme conviction que la pathologie dans la religion est un dérivé de l’inconscient. […] En résumé : il découle de la reconnaissance de la réalité divine spécifique que dans les cas de religion névrotiquement perturbée le thérapeute favorise le développement religieux authentique du patient en l’aidant à perlaborer les facteurs perturbés et perturbants inconscients, proprement psychologiques. […] Concrètement, quand j’ai la conviction que la personne souffre de pathologie névrotique en matière religieuse, je précise très clairement que je vais écouter et aider à parler, et que je le ferai en tant que psychothérapeute. Je dis à la personne que toutes les idées et tous les sentiments sont importants à exprimer, les questions et expériences religieuses aussi bien que sexuelles et sociales ; mais que dans la thérapie la personne se guérit elle-même et que par conséquent je n’interviendrai pas pour donner des conseils, répondre à des demandes d’information suffisante, etc. »

p. 71 :

« Je dirai tout d’abord que je n’explique pas au patient ce que j’observe. La connaissance théorique ne modifie pas le psychisme malade. J’interviens pour stimuler le processus. Si j’entends une personne plus ou moins chrétienne dire qu’elle déteste l’idée de culpabilité, et désire intensément parvenir à l’innocence radicale et au profond apaisement que Dieu promet, je ferai par exemple la remarque suivante : “ et pourtant, j’entends que vous dites vous-même de temps à autre « pardonne-nous nos offenses »”. Je le fais d’une manière qui montre que j’entends les contradictions internes dont souffre le patient. […] Un facteur très important est que les désirs fous, impossibles ou “criminels”, quand ils sont exprimés, ne peuvent plus être facilement éprouvés avec complicité ; la nécessité s’impose de ce que Freud appelle la Kulturversagung, le renoncement en faveur de valeurs culturelles. Ce renoncement est un des facteurs importants qui rendent la thérapie pénible ; le patient doit payer le prix affectif et moral de la guérison. »

p. 72-73 :

« L’accompagnement spirituel aide à clarifier les questions psychologiques ainsi que théologiques impliquées dans le processus par lequel on devient plus authentiquement croyant chrétien. Des données psychologiques sont nécessairement impliquées dans la relation à Dieu et par nature ces données sont conflictuelles, aussi bien dans la relation avec Dieu que dans la personne elle-même. La foi est un processus dynamique divino-humain et la psychologie dynamique éclaire l’accompagnement spirituel. Par eux-mêmes les conflits ne sont pas pathologiques, ni dans le psychisme, ni dans la relation humaine ou religieuse, ni dans la communauté sociale, ni dans la science. Au contraire, l’absence de conflit est le symptôme de la mort. La perlaboration des conflits normaux est faite par la personne elle-même, dans un processus continu. Elle peut être aidée par un accompagnement compétent. L’accompagnement spirituel diffère de la psychothérapie en ce qu’il tient ensemble les deux points de vue du croyant lui-même : celui de la référence à Dieu et son élucidation théologique et celui de la conscience de soi psychologique progressive de la personne qui demande à être accompagnée. Ce dernier point requiert de l’accompagnateur spirituel qu’un peu à la façon d’un psychothérapeute il soit capable d’écouter et d’aider la personne à exprimer elle-même ce dont elle fait l’expérience, ce qu’elle pense et comment elle l’évalue.
Je ne considérerais pas l’accompagnement spirituel comme de la thérapie, ni la thérapie comme de l’accompagnement spirituel. Certes, je crois que l’Esprit de Dieu “guérit ce qui est blessé, vivifie ce qui est mort…”. Je crois que les fruits de l’Esprit sont “paix, joie, charité”. Cette “guérison” et cet apaisement divins de l’existence sont au-delà de la sphère du psychisme et des efforts humains et ne peuvent qu’être gratuitement donnés par Dieu. Le thérapeute et le conseiller qui, avec la complicité du patient utiliseraitcette foi et cette prière avec la visée de guérir d’une psychopathologie, se comporterait en contradiction avec la foi dans le don gratuit de Dieu. En faisant ainsi le thérapeute n’aide pas le patient à être psychologiquement capable de faire place à la paix et à la joie de Dieu ; au contraire, il agit contre l’attitude chrétienne et il renforce chez le patient le déni de la réalité psychique. Pour ne pas ajouter à la confusion déjà existante chez les patients chrétiens et souvent chez les pasteurs influencés par des idées psycho-théologiques vagues, je distingue clairement la thérapie du conseil religieux ou humain en général. La psychothérapie n’est destinée ni à faire progresser dans la vie de foi, ni à donner du sens à l’existence d’une quête, par un individu, de valeurs et d’une conviction sources de sens. La religion chrétienne est destinée à une relation avec un Dieu personnel et à la charité correspondante, et non à la guérison de causes psychiques perturbantes cachées.
2. Dans les cas de vraie psychoses (schizophrénie, paranoïa, mélancolie : au sens technique de la psychiatrie), je maintiendrais la différenciation considérée.
[…/73/]
De toutes façon, ni lui-même [le ministre religieux] ni aucun responsable des soins ne devrait avoir l’intention d’utiliser la religion dans une visée thérapeutique. L’évaluation et l’usage utilitaristes de la religion détruisent l’intention religieuse, dénient l’aptitude du psychotique à préserver une part d’humanité et de religion réelles, et par conséquent suppriment l’effet bénéfique que la religion peut avoir sur l’humanité d’une personne. »

NdT : au premier emploi de ce terme (client, dans l’original anglais), dans un passage non traduit ici, Vergote le place entre guillemets Retour au texte

Dette et désir, Paris, Seuil, 1978

p. 54 :
« De la conjonction entre le religieux et le psychique, on ne peut cependant pas conclure que la religion, restituée dans sa vérité, par les signes et les messages qui lui sont propres, est en mesure de libérer les malades. Elle a certainement pareille efficacité dans des moments conflictuels où les expériences nouvelles réveillent les antagonismes antérieurs. Comment n’en serait-il pas ainsi si déjà l’expression artistique aide à dépasser les adversités psychiques ? Mais l’expérience démontre qu’elle est inopérante sur des perturbations qui accumulent une longue histoire. Et ce qui plus est, il est des cas où la religion reprend en elle ces distorsions, des cas même où elle les polarise et les confirme ; Encore faut-il en même temps ajouter que la maladie est toujours aussi une forme de guérison, malheureuse certes, celle dont le sujet était capable devant la débâcle qui le menaçait.
[…] l’implication mutuelle du psychisme et du religieux […] »

Religion, foi, incroyance. Étude psychologique, Liège, Mardaga, 1983 :

p. 268 :
« En disant tout à Celui avec lequel on ne peut pas ruser, l’homme priant s’oblige à la vérité sur lui-même et sur son rapport à l’Autre. L’expérience des hommes apprend aussi que la permission de s’exprimer librement à Dieu a pour effet une capacité libérée de prier. Mais cette permission comporte également sa part de travail et d’endurance. Ce que les traditions religieuses appellent du nom apparemment étrange d’“exer cices de prière” se compare en fait à l’exercice de la verbalisation qu’est la cure psychanalytique. Le mot “exercice” signifie que le but de la pratique de la prière est de développer la capacité de prier, de la même manière que, dans ses exercices, l’artiste a pour but de devenir artiste. La prière, considérée dans sa durée, est aussi son propre but ; elle promeut la disposition de prière, de fait, celle d’actua liser la religion comme vie relationnelle. »

« Psychanalyse et religion », dans Florence (Jean), Vergote (Antoine) et al., Psychanalyse, l’homme et ses destins, Louvain – Paris, Peeters, 1993, pp. 311-338

p. 328 :
« […] quelles que soient ses convictions personnelles [de l’analyste], l’éthique propre à sa pratique l’oblige non seulement à conserver sa neutralité eu égard aux convictions de l’analysant, mais également à prêter attention tout autant qu’au reste aux énoncés de celui-ci touchant la religion, et à aider enfin cet analysant, par ses interventions ponctuelles, à débrouiller les mixtes de religion et de névrose qui éventuellement l’habitent. Cette dernière tâche peut être délicate; elle impliquera en tout état de cause, de la part de l’analyste, une connaissance tant de la pathologie que de la religion, le rendant capable de distinguer ce qui fait objectivement partie de la religion confessée par l’analysant, et ce qui n’en est que l’appropriation pathologique ; s’il ne se croit pas compétent, du fait soit de son ignorance en matière religieuse, soit d’un malaise personnel touchant à ces questions, il ne peut que garder le silence — seul moyen de ne pas alors enfreindre les règles que son éthique lui impose, et de ne pas risquer surtout d’inhiber le progrès de la cure elle-même. »
 

« Religion, pathologie, guérison », Revue Théologique de Louvain, 26/1 (1995) 3-30

p. 23 :
« Guérison du psychisme et de l’esprit
De l’observation que la causalité psychologique détermine la véritable pathologie mentale, il s’ensuit que la religion chrétienne ne peut pas causer celle-ci. Cela signifie également que la religion chrétienne ne peut pas non plus la guérir. Une névrose de culpabilité, même à contenu manifeste religieux, ne cède ni aux meilleures informations théologiques, ni aux patients efforts qui voudraient rééduquer la conscience morale et affermir la confiance en Dieu. Les rechutes dans les fantasmes paranoïdes des hystériques les mieux intentionnés ont finalement, elles aussi, découragé et enseigné les conseillers ou directeurs de conscience les plus confiants et les plus patients. Aussi y a-t-il quelque ambiguïté gênante dans la parole que certains croyants aiment répéter dans le contexte du rapport entre psychologie et religion : “la grâce peut davantage”. Davantage que quoi ? Si c’est “davantage que la psychologie”, alors la proposition compare des ordres trop différents pour entrer dans une comparaison sensée. Le “davantage” devient trompeur lorsqu’il sert à mettre en compétition la grâce et les déterminismes psychiques. Pareille interprétation d’apparence spirituelle est d’ailleurs en contradiction avec toute la dialectique chrétienne qu’articule saint Paul dans Romains VII-VIII. »