Approche psychologique des phénomènes mystiques : Visions, possessions, stigmatisations, selon A. Vergote

Synthèse effectuée par J.-B. Lecuit
 

I. Dette et désir, Seuil, 1978, p. 225 : « Visions et voix »

La grande majorité des visionnaires ne sont pas des malades mentaux, mais « considéré en lui-même, le phénomène [des visions] semble néanmoins de nature hallucinatoire » (p. 225).

« En reprenant à notre compte le terme d’“hallucinatoire”, nous serons cependant amené à subvertir le discours psychiatrique » (p. 226).

À la différence de H. Ey, Traité des hallucinations, Paris, Masson, 1973, vol. II, p. 1441ss, Vergote ne considère pas les hallucinations comme pathologiques par essence (p. 231) : « nous réservons le terme d’hallucinatoire au processus de la mise en perception, réserve faite du caractère pathologique du contenu et de la disposition du sujet par rapport à ce contenu » (p. 231).

« Dans l’hallucination comme dans toute névrose ou psychose, un ailleurs se fait voir ou entendre ».

(Précisions : « Il faut s’interroger sur certaines similitudes qui existent entre les hallucinations psychiatriques et nos phénomènes chrétiens extra-naturels. Dans les deux cas, le sujet perçoit, voit ou entend, ce que les autres qui sont présents ne perçoivent pas. C’est là la définition de la vision comme de l’hallucination »

« Est hallucinatoire la mise en perception d’idées intérieures qui ne résulte pas de perceptions actuelles. Cette définition psychologique de l’hallucination a pour conséquence que celle-ci déborde la classe des phénomènes pathologiques. J’insiste sur cette définition » (p. 213).

Trois questions : quel est cet ailleurs ? Comment le sujet s’y rapporte-t-il ? Y a-t-il rejet d’un réel, et lequel ?

1. Hallucination névrotique(retour du refoulé) : « Surgissant dans une névrose hystérique ou dans un déchirement affectif apparenté au conflit névrotique, les hallucinations font revenir dans le réel les représentations de désir, consciemment désinvesties par un refoulement ou par une répression violente, et contre lesquelles d’autres investissements sont puissamment contre-investis » (p. 238).

2. L’hallucination psychotiqueest différente (délire). « La perception ne règle plus la croyance au réel et celui-ci se soustrait à l’ancrage situationnel. L’hallucination se produit là où le mot se pose, comme un signe erratique, sur une représentation perceptuelle qui, par quelque ressemblance avec le réel aboli, se présente pour être signifiée par le mot pour lui donner le corps qui lui manque » (p. 237).

3. Les visions des mystiques :« au regard de la psychologie, ces visions sont […] des phénomènes hallucinatoires particuliers. Si les mystiques y voient une donation divine et s’ils les appellent en conséquence des visions, c’est parce qu’ils croient Dieu à l’œuvre partout où s’accomplit une avancée de foi » (p. 243).

« Avec les hallucinations délirantes, les visions mystiques ont en commun que les mots purs cherchent à se remplir par le réel perceptuel.

Chez les mystiques, cependant, aucun trou dans le réel ne nécessite une représentation imaginaire qui vienne, comme du dehors, se substituer au réel manquant » (p. 243).

« Comparée à l’hallucination névrotique, la vision mystique présente un même processus de mise en imaginaire spontanée des pensées.

Ce qui les distingue radicalement, c’est que chez le mystique les pensées conscientes sont en avant de l’imaginaire qu’elles récupèrent ; dans l’hallucination névrotique, les pensées refoulées se retirent derrière les délégations imaginaires qu’elles envoient à la conscience surprise et déroutée. Le mystique se trouve en accord avec la vision que sa pensée croyante produit inconsciemment » (p. 244).

Dans le même sens, voir « Visions et apparition… » (article ci-après, p 210 : « Je présuppose que des études psychologiques ont démontré la différence entre une personnalité psychotique et les visionnaires, entre la vraie et la “fausse mystique” »).

Les voix de Jeanne d’Arc (pp. 246-250) :

« Si nous appliquons les critères développés plus haut, il est évident que les voix de Jeanne d’Arc n’ont rien de commun ni avec les hallucinations délirantes ni avec celles de la névrose hystérique. Après avoir écarté ces préjugés grossiers, nous ne voudrions pas non plus résoudre l’énigme de ce destin en introduisant une causalité surnaturelle qui agirait dans les interstices des réalités humaines et remplirait l’écart entre le phénomène et son explication psychologique » (p. 246).

Explicitation :

1. « le contenu des messages ne comporte […] aucun indice de trouble mental » (en effet ceux-ci « expriment avec force ce qui compose l’essentiel des conceptions chrétiennes de son milieu » (p. 247)

2. Il ne s’agit pas d’un retour du refoulé (les visions « ne mettent pas autre chose en scène que les représentations des saints et des anges que Jeanne avait vues sur les retables » (p. 247)).

« Or, si le contenu des visions n’est ni un délire [hallucinations psychotiques] ni un retour du refoulé [hallucinations névrotiques], aucun processus proprement psychopathologique n’explique le phénomène » (Ibid.)

 

II. « Visions et apparitions. Approche psychologique », Revue Théologique de Louvain, 22 (1991) 202-225

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Extraits :

« Notre foi est trop sérieuse pour dépendre de la croyance en ces apparitions. D’autre part, elle est assez humaine pour ne pas s’en offusquer » (p. 203).

« Fermement convaincu qu’en ces questions marginales nous avons dans la foi toute liberté d’examen, nous allons donc essayer de clarifier le sens de ces expériences qui se présentent comme des signes faits par Dieu » (p. 203).

Trois raisons pour lesquelles ce qui est perçu est désigné comme vision :

  1. ce qui est perçu ne relève pas du monde naturel
  2. celui qui voit a conscience que le perçu est reçu, et non pas imaginé par lui
  3. « il sait immédiatement que son mode de perception ne correspond pas à la perception usuelle : qu’il ne sait pas explorer le perçu en prenant sur lui des profils successifs, d’en faire le tour, de le toucher » (p. 204)

Objectivité de ces modes de perception :

(pp. 204-207 : historique (pères du désert, haut moyen-âge, et après, à l’époque actuelle). « Pour le passé, il est souvent devenu impossible de démêler les procédés littéraires et les expériences vécues » (p. 207)

[pp. 208-215] :

(refus de la psychiatrisation des visions (p. 209))

La question de l’objectivité des phénomènes : « Je définis ainsi l’objectivité : serait objective la vision ou l’apparition où Dieu, la Vierge ou le saint interviennent par des initiatives extra-normales pour se donner à voir à un homme ou à une femme qui reçoivent passivementcette vision, autrement dit : qui ne la produisent pas eux-mêmes à leur insu ».

Conséquence (typologie) :

  • Visions et apparitions subjectives : produites par le sujet à son insu
  • Visions objectives : non produite par le sujet, mais par un intervenant surnaturel, sans que celui-ci prenne forme dans l’extériorité
  • Apparitions objectives : « cela voudrait dire que le Christ, la Vierge ou le saint prennent réellement une forme matérielle dans l’extériorité » (p. 210)

(Voir aussi p. 215, à propos de Medjugorje).

« Le modèle du rêve nous paraît éclairer de façon effective la réalité psychologique des visions. Le moins que l’on doive reconnaître est que nous y retrouvons le même processus à l’œuvre » (p. 213):

 

Rêve

Visions

Exprime « des idées de désir ou d’angoisse » (p. 212)

 

« Correspondent à de puissantesmotivations affectives : désir de voir la personne surnaturelle mystérieuse, lointaine […] » (p . 213)

Ces idées « sont mises en perception ». Pour ce faire elles « revêtent les formes de certaines perceptions diurnes conservées dans la mémoire récente » (p 212)

« Empruntent leur corps visible et audible à des modèles dont le sujet a le souvenir» (p. 214)

« La mise en perception des idées intérieures a pour fonction essentielle la satisfaction des désirs qu’elles véhiculent »

Elle « donne aux idées de désir le caractère d’effectivité, autrement dit la sensation de réalité effectivement vécue» (p. 213)

« En passant, grâce à l’intense investissement, à leur mise en perception…

 

…les idées prennent le caractère d’une réalité vécue et effectivement présente» (p. 214)

Mais : « À la différence de la plupart des rêves, les visions ne requièrent pas une interprétation» (p. 214).

Interprétation : on ne peut pas prouver que « les visions sont le fait de personnes eidétiquement douées qui, affectivement motivées, sont saisies par la réalité de certaines données surnaturelles au point qu’à certains moments l’invisible s’impose avec une telle densité de présence effective qu’elles le contemplent et l’entendent » (mais on a « des raisons suffisantes pour le penser ») (p. 215)

« La preuve d’une causalité surnaturelle ne peut pas non plus être fournie »

« Il n’est jamais raisonnable d’invoquer une causalité surnaturelle là où les raisons scientifiques font suffisamment reconnaître le jeu des lois naturelles» (p. 215).

Caractère surnaturel et intervention divine.

Les visions sont surnaturelles :

1. déjà « si leur contenu — images et paroles — présente un aspect de la foi que la communauté chrétienne peut reconnaître comme authentique »

2. « pour autant que la foi en motive la production »

3. plus spécifiquement « en raison de l’intervention divine qui les suscite » : « Notre conviction est que l’intervention divine s’intègre dans la réalité humaine, psychologique et sociale, que nous avons analysée. Les visions sont, de part en part, des faits humains et l’effet de leur animation par l’Esprit de Dieu, de sorte qu’on ne sache pas y toucher du doigt l’intervention d’un doigt divin. Notre interprétation ne nie pas l’intervention divine, mais bien son évidence empirique. Les visions sont un don gracieux de Dieu, mais il n’y a pas lieu d’y voir une grâce plus spéciale ou plus extraordinaire que dans la présence active de l’Esprit de Dieu en toute vraie prière, en toute expérience de foi, en toute conversion, et tout engagement pour le Royaume de Dieu […]. Rien, d’après nous, ne justifie l’affirmation de l’intervention divine extra-ordinaire ou préternaturelle dans les visions » (p.217).

Conséquences :

  1. Pas de répression envers les visions, l’adhésion et les élans qu’elles suscitent (p. 218).
  2. « Comprendre par quels processus psychologiques et sur quel fond de sensibilités sociales et religieuses, les phénomènes surnaturels peuvent se produire, cela nous libère, d’une part d’une méfiance rationaliste et, d’autre part, d’une attitude crispée de défense apologétique » (p. 219) (Ex. de Medjugorje).

Les récits de visions et apparitions du Christ ressuscité (pp. 221ss) :

NB : sur la différence entre apparitions et visions, voir ci-dessus (p. 210 de l’article de Vergote).

Vergote distingue « les visions de la tradition chrétienne et celles qui fondent la foi chrétienne, à commencer par les visions prophétiques » (p. 221).

Raison de cette distinction :

Les premières illustrent, mettent en oeuvre une donnée de foi ; les secondes fondent la foi : « Dieu y fait personnellement irruption dans l’histoire humaine » (p. 221), il s’y révèle. Cf. mission de Moïse.

Jésus « n’est pas un prophète visionnaire, mais il parle et agit de par lui-même » : il n’est pas bénéficiaire (sujet) d’une révélation, mais accomplissement de celle-ci (objet).

Les apparitions du ressuscité fondent la foi en lui. Sont-elles des visions, au même titre que les autres ?

« Nous ne voyons pas de raisons pour disjoindre ici l’intervention particulière de l’Esprit des processus psychologiques engagés dans les visions. Dans cette expérience de foi si bouleversante, la présence de Jésus vivant et glorifié a dû s’imposer aux apôtres avec une telle densité de réalité, qu’ils l’ont perceptiblement vu et entendu, parfois comme apparaissant dans l’extériorité spatiale » (p. 223).

« Expressions d’une expérience de foi, nouvelle et fondatrice, les récits de visions pascales sont plus que des procédés littéraires. Mais faut-il en inférer que Dieu aurait ranimé le corps d’un mort et l’aurait fait voir en vue d’apporter une garantie expérimentale à la foi en Christ ressuscité ? Le mystère de la Résurrection du Christ n’est d’ailleurs pas à considérer comme un miracle de réanimation biologique du cadavre. Certes, elle n’est pas non plus survie d’une âme immortelle parce que spirituelle […]. Remplis de l’Esprit, les apôtres ont “vu”, non pas d’une manière sensorielle mais avec les yeux de la foi » (p. 224)