« Jésus de Nazareth sous le regard de la psychologie religieuse », dans Jésus-Christ, Fils de Dieu, (coll.), Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1981, p. 115-146 :
dans ce grand article maintenant disponible en ligne, Antoine Vergote porte un regard psychologique sur la personnalité de Jésus. Il montre son réalisme humain et religieux, interprète son absence de désir mystique, et souligne notamment qu’il « s’autorise de Dieu pour parler en première personne ». Cette étude sans équivalent est d’un grand intérêt, non seulement à propos de la personne de Jésus, mais de l’essentiel de la foi.

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Plan de l’article :

I. Une vue humaine sur Jésus de Nazareth

II. La personnalité de Jésus

1. Le réalisme humain et religieux de Jésus

2. Le mystique sans désir mystique

3. Le juste miséricordieux sans culpabilité

4. Le messager qui s’autorise de Dieu pour parler en première personne

III. Conclusions

 

Extraits :

I, §5 : Personnellement, je suis résolument opposé à la conception de l’ancien psychologisme naïf et prétentieux, qui estimait pouvoir expliquer une personnalité et ses œuvres par quelque cause secrète dont le psychologue détiendrait la clé. L’idée d’une explication psychologique générale de la personnalité est un mythe pseudo-scientifique du XIXe siècle.
 
II, 1, §12 : Jésus ne fait jamais appel aux besoins et aux motivations qu’analysent les psychologues et par lesquels peuvent s’expliquer certaines représentations de Dieu. Il n’invite pas les hommes à chercher un refuge dans un Dieu providentiel qui viendrait à leur secours dans la détresse, qui les libérerait de leur angoisse de la mort ou qui les consolerait dans leurs souffrances. Certes, heureux les affligés… Pour les pauvres, les affligés, les artisans de la paix…, pour tous ceux que les passions humaines de puissance et de jouissance font mépriser, Dieu est une présence actuelle qui rassasie et qui comble. Il l’est par ce qu’il est, non pas parce qu’il donne. Il ne montre pas son visage parce que l’homme cherche à être consolé ou rassasié. La parole de Jésus ne fait aucun appel aux désirs humains. Elle pose paradoxalement qu’en contradiction avec les motivations de l’homme, l’accueil du règne divin actuellement annoncé transforme la situation psychologique par l’irruption de la présence divine.
 
II, 2, §20 : La rareté des prières de Jésus montre qu’il n’avait pas besoin de se retirer du commerce des hommes pour se rassembler devant Dieu. Sa prière était authentiquement celle d’un homme, mais, au contraire de l’homme, il ne devait pas s’exercer à la prière. En ce sens, sa prière est le modèle le plus parfait de la prière, mais, pour atteindre et maintenir l’attitude priante telle que Jésus l’a enseignée et pratiquée lui-même, les hommes doivent apprendre à prier et faire de la prière une éducation à la prière.
 
II, 2, §24 : A entendre parler et à voir vivre Jésus, on est impressionné par la perfection spontanée de sa vie mystique. Nulle trace d’un désir d’union avec Dieu ; aucun effort pour l’arracher aux liens des passions qui le tiendraient captif ; jamais le signe d’une turbulence affective qui le plonge dans le désarroi. Loin de soustraire son Dieu à son regard intime, la nature et la vie des hommes, dans leur naturalité la plus humble, lui signifient la prodigalité et l’amour du Créateur et elles deviennent les paraboles du règne de Dieu. On ne peut cependant pas dénier à Jésus une sensibilité toute humaine. Il connaît la joie de l’amitié et il éprouve la souffrance du deuil. Son indignation religieuse éclate en violence devant l’impudent sacrilège de ceux qui font commerce dans la maison de Dieu ou devant l’incompréhension dominatrice de Pierre. On sent un feu brûler en Jésus ; mais c’est l’amour pour son Père. Et la tendresse qu’il rayonne va droit aux hommes sans qu’une sensualité en entrave la spontanéité et la réceptivité.
 
II, 2, §26 : Il faut donc bien convenir que la psychologie reste désarmée devant la vie mystique de Jésus. Le pur mouvement de son amour de Dieu et des hommes est en dehors de toute activité spécifique sur laquelle la psychologie aurait prise. Nous n’observons pas chez lui les processus d’un devenir conflictuel qui caractérisent le psychisme humain, même et surtout dans son rapport à Dieu. La joie qui accompagne l’advenue du règne de Dieu l’habite. Mais l’absence du terme de jouissance, terme si caractéristique des mystiques, laisse entendre que chez Jésus, l’amour ne se ressaisit pas dans sa propre activité accrue. Désir et jouissance, en effet, se répondent comme indigence et plénitude affectives. Il est propre à l’affectivité désirante de jouir amoureusement de son propre déploiement amoureux. Jésus, lui, se réjouit, même intensément, de voir le règne de Dieu s’établir. Mais comme il n’a pas dû désirer l’union avec Dieu, sa joie ne se retourne pas non plus sur elle-même en jouissance pour l’accroissement de l’inhabitation divine.
 
II, 3, §34 : Que Jésus se présente comme un homme qui n’éprouve pas la conscience du péché demeure donc un mystère psychologique. Dans l’ordre humain, une telle inconscience du mal ne se rencontre que dans la figure du paranoïaque dont le misanthrope de Molière représente le tableau mi-tragique mi-comique. La paranoïa, en effet, retourne inconsciemment et par projection l’auto-accusation en accusation d’autrui. Sans doute le fléchissement contemporain du sens du péché participe-t-il de ce processus. Rêvant d’une société utopique, on accuse volontiers les autres de tous les maux et on se blanchit la conscience à bon compte.
 
II, 4, §44 : L’analyse de la manière dont Jésus s’exprime et agit, fait donc ressortir une position religieuse tout à fait singulière. Si nous acceptons que les textes conservent la mémoire du style particulier de ses énoncés et de son comportement, et si nous en faisons une phénoménologie quelque peu rigoureuse, nous devons conclure que Jésus avait une connaissance immédiate de Dieu en tant qu’instituant par lui son règne. Il ne devait pas l’apprendre par les médiations figuratives et toujours assez opaques que sont les visions. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un futur mystérieux que, par leur nature même, seules des visions peuvent dévoiler. Dans la connaissance qu’a Jésus de Dieu agissant par lui, il n’y a pas la distance qu’introduiraient des visions, ni la distance qui sépare le présent et le futur, ni la distance qu’introduisent des images médiatrices. Jésus, et lui seul, connaît Dieu comme agissant par ses paroles déclaratives et par ses gestes opérants.