Dans quelle mesure la qualité de l’union de Dieu dépend-elle de la bonne santé psychique ? Cette question est d’autant plus importante qu’au-delà des troubles les plus évidents, chacun d’entre nous est plus ou moins affecté, dans sa relation à Dieu et aux autres – dont la qualité d’amour est l’essence même de la vie selon l’Esprit de Dieu – par des difficultés d’ordre psychique, remontant en particulier à sa petite enfance. Dès les années 1930, différents auteurs se sont prononcés à ce sujet, expliquant pourquoi et dans quelle mesure les troubles psychiques sont compatibles avec la sanctification, compte tenu de la différence entre la sainteté essentielle, qui se mesure à l’amour de charité, et la sainteté canonisée. Voici quelques-unes des réponses les plus significatives :

Le jésuite Joseph de Guibert écrivait déjà, en 1938, dans le numéro des Études carmélitaines (revue pionnière de la prise en compte de la psychologie et de la psychanalyse en théologie) consacré à la Nuit mystique :

C’est donc un regrettable simplisme de confondre sainteté réelle et sainteté susceptible d’être juridiquement prouvée et proposée ensuite à la vénération et à l’imitation des fidèles. La sainteté réelle se mesure au domaine de la charité, de l’amour de Dieu, dans une âme, c. à d. dans toutes les actions dont cette âme est moralement responsable. Rien donc ne s’oppose à ce qu’un malheureux, sujet à des crises de folie, ne s’élève pendant ses intervalles de lucidité à un très haut degré d’amour et de sainteté, malgré tous les actes qu’il pourra commettre sans en être responsable ; s’il a conscience de ces actes, ce pourra être pour lui une source rare d’humilité et de mérite. Cela étant, on ne voit /188/ pas ce qui pourrait empêcher Dieu de communiquer à une telle âme ses plus hautes grâces de contemplation infuse. Sans doute, dans les confidences qu’elle pourra faire, il sera impossible de faire toujours exactement le tri entre ce qui est don infus de Dieu, et ce qui est pathologie mentale ; nous pourrons presque toujours soupçonner que dans ce qui nous est rapporté se mêle du pathologique. Mais cette impossibilité ne change pas le fond des choses, et on conçoit fort bien que Dieu favorise ainsi particulièrement cette âme en raison des immenses difficultés et des dures épreuves qu’elle rencontre pour réaliser son ascension dans l’amour au milieu des obscurités et des tempêtes de sa cruelle maladie. […189] De plus, pour Dieu il n’y a pas de différence entre les âmes créées et rachetées par lui : l’âme de telle pauvre hystérique, vraie loque humaine traînant depuis des années dans les cliniques, ne lui est pas moins chère que celle, humainement magnifique, du grand savant qui l’étudie. Pourquoi dès lors se refuser à croire que devant la pauvreté humaine des ressources de cette âme en fait de progrès moral, Dieu ne recourra pas parfois à ses grands moyens de sanctification, laissant peut-être intacte l’épaisse gangue qui couvre cette âme, mais y faisant naître, aux profondeurs échappant à nos observations, un vrai et grand amour infus par lui. Il y a les saintetés que Dieu nous donne la consolation de pouvoir constater et toucher du doigt dès cette vie. Il y a aussi celles dont il se réserve à lui seul le spectacle en ce monde, et qui nous étonneront sans doute singulièrement quand la chrysalide sera devenue papillon (J. de Guibert, « Le cas du Père Surin : questions théologiques », Études carmélitaines, 23/2 [1938] 183-189, ici p. 187-189)

Cet article est cité par Marie-Eugène de L’Enfant-Jésus dans son ouvrage Je veux voir Dieu, 1957, p. 814 (2014, p. 983) qui ajoute :

[N]ous avons cru devoir réagir contre la promptitude à porter des jugements pessimistes et injustes sur toutes les déficiences mentales, contre la tendance à dresser toujours la sainteté sur les sommets de l’équilibre humain et à ne pas vouloir la reconnaître ailleurs que sur ce piédestal [Note 2 : Nous parlons évidemment de la sainteté réelle qui se mesure à la charité et qui peut se trouver avec des déficiences pathologiques, et non de la sainteté canonisée qui, pour être proposée à la vénération et à l’imitation des fidèles, dont normalement être débarrassée de tout ce qui pourrait la ternir ou la diminuer au jugement des hommes] Combien sont différents les jugements de Dieu ! […] Le surnaturel essentiel échappe à l’observation. Ses plus beaux triomphes se dissimulent sous un voile très lourd d’obscurité douloureuse et mystérieuse. Ainsi triomphe l’amour ici-bas depuis de drame du Calvaire.

En 1950, le jésuite et psychanalyste Louis Beirnaert s’était exprimé en ce même sens :

[…] il y a certaines qualités proprement psychiques qui conditionnent l’épanouissement des fruits de l’Esprit, dans ce que l’on appelle les vertus chrétiennes, et finalement l’exercice concret de la charité. Ces qualités ne sont en elles-mêmes ni la vertu, ni la perfection chrétienne, mais elles en conditionnent l’instauration progressive dans un psychisme que la liberté sous la grâce tente de modeler à l’image de la perfection du Père céleste […] Si ces qualités font défaut, la fidélité aux inspirations de l’Esprit ne se traduira, à la limite, que par un combat sans cesse livré et sans cesse perdu. Ce qui est manqué alors, ce n’est pas la sanctification essentielle, c’est son inscription dans la psyché, sa manifestation empirique en vertus, du moins en vertus épanouies, car cet effort persévérant – la seule chose dont certains soient capables – est bien déjà la vertu en son germe même. Il est bien rare aussi que, même chez le plus disgracié, l’inscription psychique soit totalement ratée, quand la sanctification spirituelle est sans cesse nourrie par l’humilité (L. Beirnaert, « La sanctification dépend-elle du psychisme ? », dans Id., Expérience chrétienne et psychologie, Paris, Éditions de l’Épi, 1964, p. 133-142, ici p. 139, d’abord paru dans Études, 266 [1950] 58-65).

Pour un approfondissement de la relation entre santé psychique et vie de foi, voir également, sur ce site :

Sainteté et santé psychique

La qualité de l’union à Dieu dépend-elle de la santé psychique ?

Deux extraits des ouvrages de Jean-Baptiste Lecuit (auteur de ce site) apportent une réponse à cette question :

Le désir de Dieu pour l’homme (Cerf, 2017) : Consulter l’extrait »

L’Anthropologie théologique à la lumière de la psychanalyse (Cerf, 2007) : Consulter l’extrait »

« Religion, pathologie, guérison », par Antoine Vergote

Dans cet article, Antoine Vergote étudie le rapport entre religion, guérison et santé mentale. Il traite notamment de Drewermann, Jung, Freud, des guérisons et du rôle de la religion chrétienne dans la santé ou la maladie psychique

 

La névrose chrétienne collective de culpabilité

Disponible sur ce site, un texte fondamental sur le sujet : L’historien Jean Delumeau a consacré tout un développement de son célèbre ouvrage Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, à la « Névrose collective de culpabilité » qui a marqué le christianisme occidental. Il s’y réfère abondamment au grand ouvrage d’Antoine Vergote, Dette et désir

La névrose chrétienne collective de culpabilité (2)

Un texte essentiel d’Antoine Vergote sur la névrose chrétienne collective de culpabilité.

Névrose chrétienne collective de culpabilité (3)

Dans cet article, l’historien Guillaume Cuchet propose une passionnante évaluation de l’œuvre de Jean Delumeau, et en particulier de ses thèses concernant la « pastorale de la peur » et la névrose chrétienne de culpabilité

Dette et désir, ouvrage majeur d’Antoine Vergote

Deux axes chrétiens (culpabilité et désir) et la dérive pathologique (névrose obsessionnelle à thème religieux, hystérie religieuse)

 

 

 

 

Foi et troubles psychiques

Polo Tonka livre un très beau témoignage sur son expérience de foi au cœur de l’épreuve de la schizophrénie

 

 

 

La vie spirituelle dépend-elle du psychisme ?

Jean-François Catalan, Jésuite, ancien professeur de psychologie, docteur en philosophie, est l’auteur d’ouvrages consacrés aux rapports entre foi et psychologie

 

 

Santé mentale et foi chrétienne

« Sans aucun doute, un bon équilibre psychique contribue à l’acquisition d’une foi adulte. […] Cette affirmation de principe doit néanmoins être nuancée. Comment nier que des situations de “crise”, certaines souffrances ou certains désarrois puissent parfois opérer comme des ouvertures à l’égard du message évangélique, et qu’inversement, une normalité “replète” et sûre d’elle-même ne rende peu disponible pour entendre et recevoir une parole de salut et de libération intérieure » (Claude Geets)

Phénomènes mystiques et psychologie

Les phénomènes religieux inhabituels tels que les extases, visions ou paroles intérieures (locutions) censées être suscitées par des êtres spirituels ou par Dieu sont de toutes les époques…

Santé psychique et union à Dieu (2)

Un article sur la relation de Thérèse de Lisieux à une sœur de sa communauté affectée de profonds troubles psychiques