Résumé de l’ouvrage

Jean-Baptiste LECUIT, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Collection « Cogitatio Fidei », Cerf, 2017.

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Dans l’Europe contemporaine, une des évolutions les plus impressionnantes affectant la relation à Dieu est la généralisation de l’indifférence à l’égard de sa révélation en Jésus. Comment affronter ce redoutable obstacle à l’accueil de l’Évangile ? Une des façons de le faire est de s’interroger de façon renouvelée sur la relation entre Dieu et l’être humain en tant qu’elle implique le contraire de l’indifférence, qui est le désir : non seulement le désir de l’être humain pour Dieu, mais encore, dans la mesure où cela est pensable, un éventuel désir de Dieu pour l’être humain.

L’idée directrice de l’ouvrage est qu’une des causes principales de l’indifférence est la prise en compte insuffisante du bouleversement que devrait introduire, dans la représentation métaphysique traditionnelle de l’immutabilité de Dieu, la révélation, en Jésus, du désir de Dieu pour l’humanité dans son ensemble et en chacun de ses membres. La conception augustino-thomiste de la prédestination, en affirmant le caractère infailliblement efficace de la volonté de Dieu, interdisait d’y reconnaître un véritable désir, à la réalisation future incertaine en ce qui concerne le consentement de chaque personne humaine. La parole selon laquelle Dieu « veut que tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2, 4) était comprise en un sens restrictif, comme l’expression d’une simple velléité et non d’un vouloir agissant. Cela a trop longtemps retardé la prise de conscience que l’attribution à Dieu par les auteurs spirituels d’un désir pour l’être humain n’a pas à être cantonnée dans le champ de la métaphore, mais peut et doit être théologiquement validée comme une attribution au sens propre.

Pour penser la relation entre nous et Dieu en tant qu’elle implique le désir de communion dans l’amour, il convenait de commencer par une étude philosophique du désir, dans ses rapports avec les notions voisines de tendance, de besoin, de volonté et d’amour. Cette étude permet notamment de préciser en quel sens le désir tend vers une configuration relationnelle (chap. Ier), comment il se transforme en amour, et s’il tend vers une fin ultime (chap. II). On peut alors, à la lumière de la Bible et des grands auteurs spirituels et théologiens chrétiens, s’interroger sur l’orientation vers Dieu du désir humain ainsi conçu : en quel sens Dieu s’offre-t-il à notre désir ? En quoi consiste le désir de Dieu ? Quel exaucement lui est-il offert, en cette vie et après la mort ? Par quelles voies, et à quelles conditions ? Désirer Dieu est-il naturel à tout être humain ? Après une première partie consacrée à montrer l’importance de ces questions et à y répondre (chap. III-V), on est conduit, en un renversement de perspective, à s’interroger sur la possibilité que Dieu lui-même désire notre bien et nous désire nous-mêmes. Cette hypothèse peut surprendre, si l’on s’en tient à l’idée qu’un être infiniment parfait n’a rien à désirer (chap. VI). Mais des auteurs spirituels et théologiens de toutes époques ne se sont pas laissé arrêter par cette difficulté. Des Pères de l’Église à Benoît XVI, un courant ininterrompu de mystiques et de théologiens n’a cessé de reconnaître en Dieu, avec une insistance grandissante, et pas seulement au sens métaphorique, un véritable désir pour les humains (chap. VII à IX). Après une étude historique et théologique établissant ce fait peu connu, sa signification et ses importantes conséquences théologiques et existentielles sont exposées (chap. X et XI). Cela permet de conclure en proposant quelques pistes de réflexion et d’action concernant le problème de l’indifférence, soulevé en commençant.

La première partie de ce parcours s’ouvre donc par un chapitre philosophique où le désir est pensé dans sa différence avec le besoin, la volonté et l’amour. Se fondant notamment sur l’ontologie structurale des philosophes Xavier Zubiri, Heinrich Rombach et Lorenz Puntel, cette étude identifie ce vers quoi tend le désir comme une configuration relationnelle intérieure et extérieure au sujet, plutôt qu’un objet devant lui : le désir est la tendance d’un sujet vers une configuration relationnelle, interne et externe, en tant qu’il se la représente comme incluant son contentement. Quant à la tendance, elle est la propriété qu’a une structure de toujours modifier, si rien ne s’y oppose, sa configuration relationnelle, jusqu’à une configuration finale particulière.

Le deuxième chapitre traite de la transformation du désir en amour et de sa finalité ultime. Si l’amour humain est toujours désirant, il comporte – comme le désir – de nombreuses formes, allant de l’amour de pure convoitise à l’amour de pure bienveillance. Pour devenir amour, le désir doit être transformé en étant pleinement orienté vers le bien d’autrui. À la lumière d’une exploration des grandes traditions spirituelles et religieuses, il est possible de conclure à la correspondance entre deux universels : l’illimitation structurelle du désir humain et la proposition d’un illimité en lequel ce désir fondamental peut trouver satisfaction, dans la disparition de tout mécontentement et l’accès à un contentement parfait. Mais seule l’illimitation du désir est universelle au sens strict. La proposition d’un illimité que l’homme peut rejoindre n’est universelle qu’au sens large d’une transcendance à l’égard des différences entre les grandes cultures examinées.

Le troisième chapitre commence par une approche biblique de la façon dont Dieu s’est offert au désir de l’être humain, le délivrant de la convoitise et l’attirant à la pleine communion avec lui. Les premières grandes expressions du désir de l’homme pour Dieu en réponse à cette offre, d’Ignace d’Antioche aux auteurs monastiques, sont ensuite présentées. Les différentes appréciations de l’accomplissement ultime de ce désir dans la vision face-à-face font l’objet d’un discernement. Pour Thomas d’Aquin, le désir est incompa­tible avec la vision de Dieu, parce qu’il inclut dans la définition du désir la tendance vers un bien futur, ce qui contredirait le caractère définitif de la vision. Certes, il est important de penser le désir dans l’éternité en tant que délié de souffrance et de manque d’un bien futur. Cependant, dans la perspective bib­lique, la vie éternelle n’est pas simplement une contemplation intellectuelle de Dieu, mais à concevoir comme une communion qui implique sans cesse écoute et dialogue et qui rend compte du fait qu’un sujet humain fini est en relation avec le Dieu infini. Dans cette perspective, l’exaucement du désir de Dieu dans la vision face-à-face impli­que une dynamisme sans fin, comme l’ont pensé Irénée, Grégoire de Nysse, Bernard de Clairvaux ou Catherine de Sienne.

Le chapitre quatrième est consacré à l’exaucement du désir de Dieu en cette vie, principalement à partir des écrits des trois docteurs carmélitains Thérèse de Jésus, Jean de la Croix et Thérèse de l’Enfant-Jésus. Il y est montré qu’il faut surmonter toute forme d’élitisme dans la manière de parler de l’union avec Dieu pour ne pas donner à croire qu’elle serait réservée à des personnes qui s’adonnent à des pratiques héroïques et des temps prolongés de prière. Pourtant, cette union présuppose l’attachement inconditionnel à Dieu et le détachement (souvent intérieur et non effectif) à l’égard des biens créés. Ici s’insère également une réflexion sur le lien entre union et troubles psychiques : le cheminement vers l’union n’est-il pas réservé à ceux qui jouissent d’une santé psychique suffisante et tout simple­ment d’une éducation d’assez bonne qualité pour que se développent en eux les vertus qui traduisent la qualité d’amour inhérente à l’union à Dieu ? Il ne s’agit pas de nier que les troubles psychiques nuisent en réalité à l’amour de Dieu et du prochain dans son expression concrète. Le fait d’être privé – sans faute de la part des personnes – de l’exercice de certaines vertus ou de l’épanouissement des fruits de l’Esprit, n’empêche pas l’union, mais en limite seulement la manifestation visible.

Si le désir humain est structurellement orienté vers un contentement illimité, peut-on dire qu’il tend naturellement vers Dieu ? C’est à cette question qu’est consacré le cinquième chapitre. Elle fut débattue au xxe siècle avec beaucoup de passion, car il semblait y aller de la pertinence même de la foi chrétienne. Ce chapitre contient une relecture critique de la fameuse thèse d’Henri de Lubac concernant l’importance de la doctrine thomasienne du désir naturel de voir Dieu dans la lutte contre l’indifférence contemporaine. Il s’agit d’accueillir l’effort lubacien de dépasser une vision extrinséciste de la grâce, sans pour autant tomber dans une négation de la gratuité de celle-ci. Les limites de la pensée de Lubac touchent notamment à son interprétation de Thomas d’Aquin. Avec Antoine Vergote et Jean-Yves Lacoste, une autre approche est proposée, qui in­tègre davantage la dimension historique et dialogale de la relation avec Dieu, impliquant la nécessité d’une transformation du désir spontané en désir de Dieu. En effet, même si le désir humain est rendu illimité par le pouvoir négateur du langage, cela n’implique pas qu’il soit spontanément désir du Dieu personnel révélé par les prophètes et en Jésus-Christ. Ce n’est pas en restaurant l’idée du désir naturel de Dieu qu’on permettra, comme le pensait Henri de Lubac, la réduction de la fracture entre le message chrétien et le monde contemporain, et qu’on répondra au problème de l’indifférence. Plutôt que de regretter un temps où l’homme semblait davantage chercher Dieu, la tâche prioritaire de l’Église et de la théologie n’est-elle pas de contribuer à rendre plus audible la parole d’un Dieu qui vient à la recherche de l’homme, qui désire son salut et la communion avec lui ? Mais peut-on dire que Dieu désire, et à quelles conditions ? Quels sont les enjeux théologiques et existentiels de cette question peu habituelle, mais qui va pourtant s’avérer d’une importance fondamentale, notamment en ce qui concerne le problème de l’indifférence ?

C’est à ces questions qu’est consacrée la seconde partie de l’ouvrage. Son chapitre initial introduit un renversement de perspective faisant passer de la considération du désir de l’homme pour Dieu à celle du désir de Dieu pour l’homme. La question « Dieu désire-t-il ? » recevait une réponse négative notamment chez Augustin et Thomas d’Aquin, sur le fond d’une conception trop purement métaphysique de l’immutabilité divine. Selon cette approche qui a dominé toute la pensée théologique occidentale, il ne peut être question de désir de Dieu pour l’homme qu’en un sens métaphorique, ou bien en tant qu’attribué au Verbe en raison de la communication des idiomes. Cela dit, au xxe siècle, le désir de Dieu est assez largement affirmé, par des spirituels comme Charles Péguy ou Mère Teresa, mais aussi par des théologiens comme François Varillon ou Joseph Moingt, ou encore Hans Urs von Balthasar et Benoît XVI. S’agit-il d’une innovation récente ?

Avec le septième chapitre commence une enquête historique de première main établissant qu’il n’en est rien. Le premier d’entre eux présente les principales attributions à Dieu d’un désir, chez les Pères de l’Église et les auteurs spirituels des xiie au xviie siècle. L’auteur le plus important est le Pseudo-Denys qui attribue à Dieu l’erôs, c’est-à-dire un amour désirant. Mais beaucoup d’autres textes de Tertullien, Hippolyte de Rome, Lactance, Am­broise de Milan, Jerôme ou Jean Chrysostome sont cités. Il est montré comment une telle attribution à Dieu d’un désir concernant l’être humain se rencontre également dans les grands courants spirituels, des auteurs cisterciens, aux carmélitains, en passant par les rhénans ou Catherine de Sienne.

Dans le chapitre huitième est présentée l’émergence d’une conception contredisant, sur un point essentiel, la pensée augustino-thomiste. Pour Augustin, Dieu peut infailliblement sauver quiconque mais ne le fait pas toujours, manifestant ainsi sa miséricorde dans une poignée d’élus et sa justice dans l’immense majorité des damnés. Thomas d’Aquin lui a emboîté le pas sur ce point précis : « Parmi les hommes, Dieu a voulu, pour certains qu’il a prédestinés, faire apparaître sa bonté sous la forme de la miséricorde qui pardonne ; et pour d’autres qu’il réprouve, sous la forme de la justice qui punit » (ST, I, 23, 5 ad 3). Selon cette conception, la volonté par laquelle Dieu « veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2,4) n’est qu’une velléité. Au sens propre du mot volonté – une volonté qui se réalise infailliblement, parce que personne ne « résiste à sa volonté » (Rm 9, 19) –, Dieu ne veut en sauver qu’une minorité.

Mais, dans le contexte post-tridentin d’une lutte contre le prédestinatianisme calviniste, François de Sales et les jésuites Molina, Suárez ou Lessius jugèrent contraire à la bonté de Dieu et à la liberté de l’homme la thèse augustino-thomiste selon laquelle Dieu décide a priori du salut de quelques-uns en leur donnant une grâce efficace par elle-même, de façon infaillible. À leurs yeux, il désire vraiment, « d’un vrai désir » (Fr. de Sales), le salut de tous en le voulant activement, et il accepte que certains – fussent-ils l’immense majorité – s’opposent à sa volonté en refusant librement sa grâce. En définitive, le désir est chez eux le nom que prend la volonté de Dieu, considérée en tant que l’homme peut lui résister, parce que Dieu le veut ainsi, dans la perfection de son amour créateur et sauveur. La volonté de salut, selon Suárez, n’est pas une velléité. Elle est volonté au sens propre du terme, mais elle est conditionnelle : elle ne s’accomplit qu’à la condition que l’être humain ne s’y oppose pas. Toutefois, précise-t-il de manière semble-t-il très novatrice, « il ne s’ensuit pas que cette volonté soit imparfaite, car elle n’est pas en Dieu par impuissance d’avoir une volonté supérieure, s’il le voulait, mais par liberté, et par suite il appartient plutôt à la perfection de Dieu qu’il puisse vouloir de cette façon » (Ia pars Sum. theol., IV, c. II, 11).

Il se produit donc un changement de perception des rapports entre la volonté de Dieu et celle de l’homme. D’autres évolutions viendront, notamment en ce qui touche à la prédestination. À l’époque, la prédestination reste pensée comme infaillible, alors même que la damnation d’un grand nombre d’hommes, y compris parmi les catholiques, est une évidence partagée (le salut est donc à la fois infiniment désiré et infailliblement décidé, mais cette décision infaillible est prise « après la prévision des mérites », et non « avant », comme c’était le cas pour Augustin ou Thomas d’Aquin ). Dans ce cadre de pensée, la volonté affichée de prendre en compte dans toute sa force la bonté de Dieu et sa puissance n’atteint pas pleinement son objectif, car seuls certains sont censés être infailliblement prédestinés.

Le neuvième chapitre montre comment le désir de Dieu pour l’homme est valorisé par les pasteurs et les spirituels du xvie au xixe siècle pour inciter à la conversion et à l’amour de Dieu, en particulier par Louis-Marie Grignon de Montfort et Alphonse de Liguori. C’est seulement au xixe siècle qu’un théologien et spirituel britannique osera, pour la première fois semble-t-il, affirmer non seulement qu’un grand nombre d’êtres humains seront sauvés, mais que Dieu a prédestiné tous les hommes au salut. Il s’agit de William Faber, dont Guillaume Cuchet a souligné le rôle clé dans la « révolution théologique oubliée » que constitua, au xixe siècle, « le triomphe de la thèse du grand nombre des élus ». Dans son livre Le Créateur et la créature, paru en 1856, cet auteur à grand succès ouvrit la porte à une prédestination universelle : Dieu « a créé tous les hommes et tous les anges en vue du salut », disait-il sagement dans la première édition ; « Dieu a prédestiné tous les hommes […] au salut », osa-t-il écrire dans la seconde. Ainsi la prédestination, d’infaillible et sélective, devient considérée comme universelle, mais faillible, dans la mesure où l’être humain peut la mettre en échec. Dans ce contexte, il n’y a pas à s’étonner que Faber considère le désir de Dieu comme le centre même de la vie chrétienne.

Dans le dixième et avant-dernier chapitre est élaborée une synthèse théologique concernant les enjeux et les conditions de possibilité d’une attribution à Dieu d’un désir au sens propre. Puisqu’au xxe siècle on osa attribuer à Dieu une certaine souffrance, il allait en quelque sorte de soi qu’on lui reconnaisse aussi un désir concernant l’être humain. C’était d’autant plus facile que s’était largement imposée la conclusion que la prédestination, au lieu d’être infaillible et sélective, était universelle, mais faillible (au sens où chacun peut la mettre en échec). Mais cette attribution à Dieu d’un désir pour l’homme n’est pratiquement pas problématisée par les théologiens, et il faut mobiliser de nombreuses ressources philosophiques et théologiques pour proposer une réponse approfondie à la question de savoir si l’on peut attribuer à Dieu un désir au sens propre. Cela suppose de se prononcer sur la question, amplement débattue au xxe siècle, de l’immutabilité de Dieu, impliquant son impassibilité et sa prescience. Il ne s’agit pas de nier ces attributs, mais de les comprendre autrement : la prescience et l’immutabilité ne signifient pas la connaissance éternelle des actes libres de l’être humain, et l’impassibilité n’exclut pas la volonté d’éprouver la souffrance. On peut d’ailleurs montrer que l’omniscience est incompatible avec l’impassibilité, dans la mesure où connaître la souffrance d’autrui suppose de l’éprouver d’une façon ou d’une autre. Cet argument n’était pas accessible tant que dominait le préjugé selon lequel la souffrance est nécessairement un mal, et le mal, une simple privatio boni. De ces réflexions, on peut conclure que la perfection de Dieu, considérée à la lumière de sa miséricorde et du mystère de l’Incarnation, n’exclut pas mais au contraire implique qu’il veuille compatir aux souffrances des hommes, et qu’il ne connaisse pas leurs actions libres futures. Dieu désire, d’un désir volontaire, sans manque ni passion subie, mais comportant souffrance et incertitude, le bien de l’homme et la communion avec lui. La souffrance inhérente à ce désir n’est pas celle d’un manque subi, mais de la compassion volontaire pour l’homme encore victime et auteur du mal.

L’ultime chapitre montre en quel sens Dieu désire l’être humain et son salut, et en tire les principales conséquences existentielles. En référence à la conception du désir élaborée dans le chapitre philosophique initial, le désir de Dieu est conçu comme sa tendance volontaire au partage, à la communication de sa joie infinie aux êtres humains, autant qu’ils peuvent y participer : en désirant cette communication de sa joie, Dieu fait tendre l’humanité vers une configuration relationnelle l’incluant lui-même comme joie ou béatitude partagée. En ce sens, nous pouvons dire que Dieu nous désire, car dans sa forme la plus respectueuse de l’autre et de soi-même, le désir de l’autre est désir d’une donation réciproque, en laquelle est partagé autant que possible le bien de chacun. Dieu désire que chacun entre avec lui dans le partage, la mise en commun, qu’est la koinônia, la communion dans l’amour.

La considération et l’accueil du désir de Dieu pour nous-mêmes et notre salut est d’une grande portée existentielle. Les premiers de ses fruits sont la lumière qu’elle procure au sujet de Dieu et de son amour pour nous, et l’amour qu’elle suscite en retour. Bien des auteurs avaient d’ailleurs pour intention explicite, lorsqu’ils l’évoquaient, de stimuler le désir de leurs destinataires de progresser dans l’union à Dieu. D’autres bénéfices de l’approche proposée dans l’ouvrage peuvent alors être présentés. Le premier d’entre eux est la disparition de la discordance entre le discours théologique et le discours spirituel au sujet du désir de Dieu à l’égard des hommes. Les auteurs spirituels de toutes traditions, sans précaution oratoire, ont parlé de ce désir. Ils y ont vu un puissant motif de l’aimer et de le désirer en retour. Plus on se laisse éclairer par ces écrits et par l’expérience profonde dont ils témoignent, moins il devient possible d’accepter la position théologique consistant à dire : le fidèle peut bien faire comme s’il était désiré de Dieu, ainsi que chaque être humain, mais en tant que théologien, je sais qu’il n’en est rien.

Le second bénéfice consiste en la justification théologique d’une puissante motivation spirituelle : la possibilité de réjouir Dieu en répondant à son désir, en ayant pour but de le « contenter », selon l’expression chère à Thérèse d’Avila. Il y a quelque chose de désespérant dans l’idée d’un Dieu absolument inaccessible à toute joie ou peine nous concernant. Tout au contraire, la pensée que notre vie de prière, notre amour de Dieu et du prochain répond à un désir de Dieu et le réjouit, ouvre une perspective immense, donnant lieu à la joie de réjouir, plutôt que de simplement être réjoui.

De plus, la considération du désir de Dieu pour les hommes enrichit celle de son amour : je ne suis pas seulement le bénéficiaire d’un amour condescendant, en lequel Dieu donne et se donne, mais je suis désiré pour moi-même, et invité à la communion d’une donation et d’un accueil mutuels. Cette invitation à un amour réciproque, dans lequel chacun est voulu pour lui-même, est certes prise en compte dans la pensée théologique qui nie tout désir en Dieu. Mais la reconnaissance d’un tel désir permet de se vivre comme personnellement désiré de Dieu. À l’idée classique d’être simplement voulu par lui, cela ajoute la perspective que l’avenir n’est pas déjà connu de lui : je suis réellement attendu, cherché, désiré, et non pas prédestiné de manière infaillible, ma destinée éternelle étant fixée de toute éternité. C’est à juste titre que la miséricorde de Dieu est présentée comme sa principale disposition envers l’être humain. Mais la nécessaire insistance sur cette caractéristique de son amour ne doit pas occulter le désir de réciprocité manifesté par Dieu dans l’appel à la pleine communion avec lui. Si l’amour de Dieu est toujours miséricordieux, il ne consiste pas seulement à nous faire miséricorde, mais à nous unir à lui par la filiation adoptive, la conformation à lui, son habitation en nous, et la vision face à face.

Cela invite notamment à rejeter l’idée trop fréquente que la volonté de Dieu vise uniquement à nous libérer de nos maux et à nous pourvoir de biens. Non seulement Dieu veut mon bien, mais il me désire. Et cela aussi est mon bien : que Dieu me désire et me fasse vivre l’expérience d’être désiré et désirable, et de vivre la donation personnelle réciproque comme le plus grand bien, au-delà de tous les autres bienfaits attendus.

Ce qui a jusqu’ici été exprimé du point de vue de la relation personnelle à Dieu doit être complété par la prise en compte de la portée universelle du désir de Dieu concernant l’humanité. Et cela a d’immenses conséquences. En effet, chacun est invité à considérer que le désir aimant de Dieu pour sa personne et pour son bien s’étend à toute autre personne humaine, quelle que soit sa méchanceté. Dieu désire aussi ceux avec qui nous ne désirons spontanément aucune communion, parce qu’ils nous indiffèrent, nous rebutent, nous nuisent ou nuisent à autrui. Cela change tout, car non seulement chacun est invité à aimer ceux qu’il trouve les moins aimables, mais à désirer la communion avec eux. Chacun est invité à promouvoir activement leur bien, mais aussi à s’unir au désir qu’a Dieu de les introduire dans la communion avec lui et avec tous ceux qui répondent à cet appel. Cela constitue un puissant argument face à la critique classique selon laquelle Dieu est le pur produit du désir humain de bonheur et de protection.

À la lumière du chemin parcouru, quelques éléments de réponse à la question de l’indifférence au message chrétien, qui fut posée en commençant, peuvent être dégagés en conclusion. Ils sont tirés de la considération du mystère de Dieu s’offrant au désir, du point de vue des trois dispositions qui unissent à lui : la foi, l’espérance et l’amour.

La foi, en nous ouvrant à ce mystère, nous présente Dieu lui-même et l’union d’amour avec lui comme notre bien ultime. Il s’ensuit que l’attachement inconditionnel de notre désir à quelque bien créé que ce soit nous empêche de désirer Dieu pour lui-même, en nous retenant captifs de la convoitise. De cette nécessité fondamentale du détachement par amour a longtemps découlé une méfiance excessive envers certains biens, en particulier le plaisir partagé dans l’union amoureuse, et le développement d’une pensée personnelle, librement exercée. Malheureusement, les effets dissuasifs du dolorisme et de la culpabilisation de la sexualité n’ont pas complètement disparu, et l’appel universel à la sainteté reste décrédibilisé par le fait que la majorité écrasante des saints canonisés a vécu dans le célibat pour Dieu. L’histoire du christianisme occidental et, en son sein, de la morale et de la spiritualité, n’a pratiquement jamais comporté d’invitation à la gratitude envers Dieu pour la bonté du plaisir partagé dans l’union amoureuse, et le désir sexuel y a fait l’objet d’un déni ou d’une suspicion massives. L’indifférence envers le message chrétien n’est-elle pas en partie due à ce lourd héritage et à l’insuffisance du discours ecclésial et théologique à ce sujet ? Quant au désir d’appliquer librement son intelligence critique aux questions de foi ou de mœurs et à l’interprétation des textes bibliques ou magistériels, il fait encore souvent l’objet d’une certaine méfiance. Il faut au contraire le prendre en compte et le mobiliser dans le dialogue, le rapport adulte à l’autorité, et ce qu’on appelle aujourd’hui la synodalité. Il semble donc particulièrement nécessaire de montrer comment il est possible de tenir ensemble la radicalité de l’appel à désirer Dieu par-dessus tout et la juste appréciation de la bonté des biens créés, en particulier de ceux qui viennent d’être évoqués. La pédagogie de la foi ne peut que profiter d’une meilleure aptitude à montrer que tout bien trouve sa source en Dieu, à en favoriser l’expérience, et à conduire à en rendre grâce. Il importe plus que jamais de comprendre et de témoigner que l’union à Dieu s’offrant au désir de tous implique avant tout l’amour et la reconnaissance pour Celui qui en est la source et en qui tout bon désir trouve un exaucement au-delà de toute attente. Cette union n’implique pas, comme on le craint encore trop, le rejet de la sexualité ou des aspirations à la liberté, mais le renoncement à les vivre dans la convoitise, et le choix de les faire contribuer à la configuration relationnelle que Dieu désire et nous appelle à désirer : son Royaume, qui est communion dans l’amour. Comme le dit Jésus dans l’Évangile de Luc, les « choses dont les païens de ce monde sont en quête », comme la nourriture et le vêtement, « votre Père sait que vous en avez besoin » : « Aussi bien, cherchez son Royaume, et cela vous sera donné par surcroît » (Lc 12, 31).

L’espérance donne la certitude de l’exaucement ultime, dans la communion avec Dieu, de notre désir de contentement illimité. Elle fut parfois détournée de sa finalité pour cautionner la fuite des réalités terrestres et la déresponsabilisation sociale ou politique. C’est ainsi que Marx eut quelque motif de voir en la religion « l’opium du peuple », illusoire compensation des souffrances de cette vie par la promesse de la béatitude après la mort. Il importe d’autant plus d’accueillir et de manifester la puissance transformante, en cette vie, de l’espérance en la résurrection, en la vie éternelle et en la joie illimitée de l’union à Dieu dans le face à face. Car cette espérance procure une liberté et un courage qui, loin de détourner de l’engagement pour la justice, la paix et l’amour entre les hommes, devraient aider à dépasser la peur des souffrances auxquelles peut soumettre cette lutte. Il apparaît ainsi qu’une juste culture du désir de Dieu, nourrie aux sources de la grande tradition spirituelle du christianisme, favorise la transformation de l’humanité par l’amour de charité, qui seul peut ouvrir au désir de Dieu.

L’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ, que nous sommes appelés à recevoir pour l’exercer envers autrui, est au cœur de la foi chrétienne. C’est pourquoi le passage de l’indifférence au désir de Dieu dépend tout entier de l’expérience d’être personnellement aimé de Dieu, en étant invité à recevoir et partager cet amour. Une telle expérience suppose à son tour la médiation de l’Église, née de cet amour et chargée d’en témoigner. Il convient donc de mettre avant tout l’accent sur la croissance de l’amour entre chrétiens et à l’égard de tous, en particulier de ceux qui sont le moins aimés, parce que jugés indignes, infréquentables ou dangereux. À la lumière du parcours effectué, il apparaît comme non moins important de ne pas limiter cet exercice de la charité à l’altruisme et à la miséricorde, dans une sorte de bienfaisance qui ne fait que donner, sans penser à recevoir. Peu importe qu’on y voie une dimension de la miséricorde ou un complément de celle-ci : l’amour de charité ne se limite pas à désirer le bien de l’autre, mais va jusqu’à désirer la communion la plus profonde avec lui, et en ce sens, il va jusqu’à désirer l’autre. Non pas pour le plier à ses propres désirs, mais pour entrer dans le désir que Dieu lui-même, et lui le premier, a pour chaque être humain : désir de cette communion dans l’amour qui est notre bien le plus désirable. Une expérience bouleversante s’offre à nous : celle de ne pas être simplement les bénéficiaires des bienfaits de Dieu, mais d’être voulus et désirés de lui comme partenaires d’une communion aimante. Cette expérience sera d’autant plus accessible aux personnes indifférentes qu’elles pourront percevoir, dans l’attitude des croyants à leur égard, qu’elles sont aimées de Dieu en étant personnellement désirées de lui, même dans les cas où la communion espérée suppose de leur part un changement de vie profond.

Cette façon de vivre manifestant l’amour de Dieu et son désir pour nous a son modèle et sa source en Jésus seul. C’est en lui que notre désir d’un contentement illimité rencontre le désir qu’a Dieu d’être lui-même notre joie, lui qui d’un « vrai désir », « veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4).