p. 127s : « La loi symbolique est propre à l’homme qui, tout en appartenant à la nature, engendre la culture. Celle-ci ne naît pas de la palpitation ou de la chaleur de la vie. Une déchirure sépare la culture de la nature, déchirure si radicale que les termes de nature humaine ou de loi éthique naturelle, loin d’éclairer le fait humain, l’obscurcissent. Bien sûr, les réalités culturelles représentent, elles aussi, un certain ordre, bien que jamais assuré. Le langage, la société, la famille, le psychisme humain lui-même sont des systèmes organisés. Les faits de culture présente une face /128/ objective et supraindividuelle.
Les sciences humaines en étudient les lois. Celles-ci ont leur statut spécifique, car les faits de culture ne sont pas extérieurs à l’homme. Ils viennent avec l’homme qui, en engendrant la culture, s’engendre lui-même comme être humain.
La loi qui préside à cet engendrement n’est pas inscrite dans la nature. Elle n’est pas non plus une des lois qui relèvent d’un des domaines des sciences humaines : la psychologie, la sociologie, la linguistique, le politique… qui ne sont que des approches fragmentaires de l’homme. Elles présupposent toutes que l’homme soit advenu. La loi qui régit la culture ne saurait donc être identifiée à une loi scientifique. Je pense même que la question de l’origine de la culture, et donc de l’homme — question que, parmi d’autres, Freud a voulu élucider —, ne donne lieu qu’à des pseudo-mythes pseudo-scientifiques. Dans les prémisses, on introduit toujours subrepticement déjà un élément proprement culturel. Or, aucun élément de culture n’existe isolément des autres.
Il y a là une énigme que je ne sache pas qu’on ait pu déchiffrer : celle de l’auto-engendrement de l’homme qui engendre la culture. Si aucune loi scientifique ne l’explique, il nous reste cependant la possibilité de dégager, par l’interprétation, la loi qui préside à ce processus récurrent et qui fait l’histoire. Cette loi, nous l’appelons symbolique parce qu’elle définit l’advenue de l’homme comme être de culture et que la culture est un système symbolique. Tout ce qui compose la culture, en effet, — le langage, la famille, la cité…— s’organise selon des significations différenciées.
Faisons un pas de plus. Si l’homme s’humanise en engendrant la culture, ce doit être en partie par un travail négatif sur la nature dans laquelle il est immanent. La loi symbolique doit comporter une fonction négative essentielle, celle de différencier l’homme de l’être simplement naturel et de l’appeler à transformer en culture ce qui est nature en lui et autour de lui. Il est inévitable que la fonction négative de la loi symbolique introduise le désordre et suscite des conflits, car l’homme n’instaure par l’ordre culturel par une spontanéité naturelle. S’il en est ainsi, l’individu et la société se trouvent toujours au carrefour des chemins qui mènent /129/ soit à son humanisation, soit à la destruction de son humanité. Transgressant la nature, il est nécessairement pris dans la négativité de la loi symbolique et la question est de savoir si, avec elle, il se construit ou se détruit.
[suit un passage sur l’adolescence]
Pour saisir au juste la signification et l’opérativité de la loi symbolique, je réfléchirai maintenant sur sa forme concrète inaugurale : l’interdit de l’inceste, autrement dit, le complexe d’Œdipe. Sur la base empirique d’un certain nombre d’observations cliniques, Freud a énoncé la théorie générale que le complexe d’Œdipe est le complexe nodal de toute névrose. Considéré ainsi dans ses manifestations psychopathologiques, le concept de complexe d’Œdipe est une loi scientifique dans l’ordre des sciences de l’homme
[…] Freud dégage la logique et les exigences de la formation de la personne humaine. Puisque toutes les perturbations psychologiques sont les effets proches ou lointains des désirs d’accrochage incestueux et d’agressivité meurtrière, il faut bien conclure que, pour réussir son devenir humain, l’homme doit transformer ses pulsions par un travail sur elles, qui leur enlève leur orientation destructrice. Le complexe d’Œdipe doit donc également être posé comme l’événement par lequel le sujet humain en devenir devient réellement humain. Une loi commande le déroulement du complexe d’Œdipe. On peut la formuler négativement : c’est celle
/136/ de l’interdiction de l’inceste et du meurtre auquel l’inceste porte l’imaginaire pulsionnel. Par une visée géniale, Freud a d’un coup conjointement posé la loi psychologique fondamentale de la psychopathologie et la loi symbolique qui définit l’humanité.
Avant d’interpréter le complexe d’Œdipe et d’examiner le sens du terme “loi symbolique”, remarquons que la reconnaissance par la psychanalyse du complexe d’Œdipe correspond à l’affirmation, dans l’anthropologie culturelle, de l’universalité de l’interdiction de l’inceste. Selon Lévi-Strauss, celle-ci est la loi universelle et minimale par laquelle la civilisation se distingue de la nature. Pour l’anthropologie culturelle, l’interdiction de l’inceste est la face négative de l’aspect positif de la civilisation : l’instauration d’un lien qui n’est plus celui de la consanguinité, un lien donc qui n’est pas naturellement donné. De cette manière, l’homme se met au-dessus du cycle naturel de la sexualité procréatrice pour établir un ordre humain d’échange et de pacte à l’intérieur même de la vie procréatrice qu’il partage avec l’animal.
Essayons maintenant de circonscrire le concept de loi symbolique. Je suppose que vous êtes d’accord que, dans la conception psychanalytique de la pathologie, l’affirmation “le complexe d’Œdipe est le complexe nodal des névroses” a le statut d’une loi scientifique. Elle rassemble en une proposition synthétique le sens caché de phénomènes fort variés et elle permet de les comprendre dans leur cohérence. Cette proposition peut d’ailleurs être soumise à l’épreuve de la vérification par l’observation clinique appropriée.
[…]
Pourquoi est-ce que, dès le départ, l’homme se différencie de l’animal par l’interdit de l’inceste ? Aucune nécessité
/137/ vitale, aucun besoin n’explique cet événement. Il faut qu’une loi s’impose à l’humanité, une loi qui n’est pas donnée par l’ordre du réel, mais une loi que nous appelons symbolique, parce qu’elle est inscrite dans l’ordre symbolique qu’est le langage. [… rapport entre interdit de l’inceste et nomination : (137.4)] Les noms de père, de mère et d’enfant donnent à la relation structurée la force de loi. Les noms signifient ce qui
doit être. Les noms de père et de mère exhaussent leur fonction au statut d’une loi par rapport à l’enfant
[…] Le fait de nommer son père et sa mère implique pour l’enfant l’exigence qu’ils soient un vrai père et une vraie mère
L’Œdipe est donc une loi symbolique qui fait entrer l’enfant dans l’ordre symbolique. Le terme de loi symbolique comporte les trois caractéristiques suivantes :
- Ce sont les noms, les signes -dans la terminologie de Lacan : les signifiants distinctifs du langage qui déterminent l’ordre symbolique de la famille. Ce ne sont pas les sentiments ou les imaginations qui le déterminent. Au contraire, les relations instituées qualifient significativement les sentiments et les imaginations
- Cet ordre est symbolique parce qu’il fonde la loi qui engage les hommes dans un pacte de reconnaissance et d’obligation
- Cet ordre est symbolique parce qu’il établit une structure qui, au-delà des individus contingents, renvoie au passé et à l’avenir ; en d’autres termes, il s’agit d’une structure qui, en introduisant l’historicité, s’impose en même temps comme universellement humaine
[
Parallélisme avec le décalogue (p. 144.3, Vergote parle d’”homologie de structure dynamique qui existe entre la loi symbolique de l’Oedipe et du Décalogue …
/141/.4] La reconnaissance de Jahvé ne peut se faire que par la coupure conflictuelle d’avec les représentations et les désirs religieux imaginaires de l’homme
[
/143/.3] Le Décalogue est donc bien une loi symbolique. Nous y retrouvons les trois aspects que j’ai distingués dans la loi de l’Oedipe :
- Les signifiants distinctifs (Dieu et l’homme) déterminent un ordre symbolique
- Cet ordre fonde la loi qui engage dans un pacte de reconnaissance et d’obligation
- Cet ordre, rendu effectif par la loi, établit une structure qui situe les individus dans une histoire et au-delà des contingences du lieu et du temps. Il a une visée universellement humain »