Dans L’Avenir d’une illusion, Freud compte la providence parmi les représentations « nées du besoin de rendre supportable le désaide humain » (désaide traduit Hilflosigkeit = incapacité de se venir en aide). Peut-on aujourd’hui, après Auschwitz et à l’ère de l’exaltation de la liberté individuelle, continuer de croire que Dieu guide l’histoire et l’existence de chacun dans tous ses détails ? Dans un article récemment paru, je propose une réflexion sur cette question vitale, mais difficile : « L’épreuve de la providence. Plan infaillible ou liberté qui se risque ? », Recherches de Science Religieuse, 105/2 (2018) 255-274. J’y montre notamment que la providence est Le désir de Dieu pour l’homme, thème auquel j’ai consacré un ouvrage portant ce titre (J.-B. Lecuit, auteur de ce site).
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[Mise à jour : cet article a fait l’objet d’un approfondissement ultérieur, présenté ici »]
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Résumé de l’article :
La providence fut longtemps conçue comme la mise en œuvre infaillible d’un plan fixé de toute éternité. Ces dernières décennies, une nouvelle prise en compte de la toute-puissance de Dieu et de la liberté humaine a conduit au rejet de l’ancienne conception : la providence s’exerce dans une histoire ouverte, dont Dieu a pris le risque. L’évaluation des enjeux, des critères d’appréciation et de la pertinence de cette évolution se prolonge par l’exposé des éléments fondamentaux d’une théologie du Christ comme manifestation, bénéficiaire et fin de la providence et par l’examen de ses conséquences pour la prière de demande, l’abandon à la providence et notre participation à celle-ci par la charité.
Citations de Freud, L’Avenir d’une illusion (1927), sur le caractère illusoire de la croyance en la providence :
« Les prescriptions de la culture elles-mêmes se voient attribuer une origine divine, elles sont élevées au-dessus de la société humaine, étendues à la nature et à l’advenir du monde.
Ainsi se trouve créé un trésor de représentations, nées du besoin de rendre supportable le désaide humain, édifiées à partir du matériel que sont les souvenirs du désaide de la propre enfance et de celle du genre humain. On peut nettement reconnaître que ce fonds protège l’homme dans deux directions, contre les dangers de la nature et du destin, et contre les dommages provenant de la société humaine elle-même. Dans ce contexte, on dira la vie en ce monde sert une fin plus élevée, qui, pour n’être pas facile à deviner, n’en signifie assurément pas moins un perfectionnement de l’être humain. Selon toute vraisemblance, l’élément spirituel de l’homme, l’âme qui, au cours des temps, s’est séparée du corps avec tant de lenteur et d’opposition, pourrait bien être l’objet de cette exaltation et de cette élévation. Tout ce qui se passe en ce monde est l’exécution des desseins d’une intelligence qui nous est supérieure et qui, même si elle est difficile à suivre dans ses tours et détours, finit par diriger toute chose vers le Bien, c.-à-d. vers ce qui nous réjouit. Sur chacun de nous veille une Providence pleine de bonté, sévère en apparence seulement, qui ne permet pas que nous devenions le jouet des forces naturelles, démesurées et implacables. La mort elle-même n’est pas un anéantissement, un retour à l’inanimé inorganique, mais le début d’un nouveau mode d’existence qui se situe sur la voie d’un développement supérieur. Et, si nous nous tournons vers l’autre aspect de la question, les lois morales que nos cultures ont établies sont celles-là mêmes qui dominent tout l’advenir du monde, à ceci près qu’une instance juridique suprême en assure la garde avec incomparablement plus de puissance et de conséquence. Tout ce qui est bien trouve finalement sa récompense, tout ce qui est mal sa punition, sinon dès cette vie sous sa forme actuelle, du moins dans les existences ultérieures qui commencent après la mort. Ainsi, tous les effrois, souffrances et rigueurs de la vie sont voués à être extirpés; la vie après la mort, qui prolonge notre vie terrestre, comme la partie invisible du spectre lumineux est /160/ accolée à sa partie visible, apportera le plein accomplissement dont peut-être nous avons regretté l’absence ici-bas. Et la sagesse supérieure qui dirige ce cours des choses, la suprême bonté qui s’y manifeste, la justice qui s’y impose, telles sont les propriétés des êtres divins qui nous ont créés, nous et le monde dans son ensemble. »
p. 170 s. :
« Nous le savons déjà, l’impression d’effroi liée au désaide de l’enfant a éveillé le besoin de protection — protection par l’amour — auquel le père a répondu par son aide; la reconnaissance du fait que ce désaide persiste tout au long de la vie a été la cause du ferme attachement à l’existence d’un père — désormais plus puissant, il /171/ est vrai. Du fait que la Providence divine gouverne avec bienveillance, l’angoisse devant les dangers de la vie est apaisée, l’instauration d’un ordre moral du monde assurant l’accomplissement de l’exigence de justice si souvent demeurée inaccomplie au sein de la culture humaine; le prolongement de l’existence terrestre par une vie future y adjoint le cadre spatial et temporel dans lequel ces accomplissements de souhait sont censés s’effectuer. »
p. 174 :
« Cette investigation n’a pas pour but de prendre position sur la valeur de vérité des doctrines religieuses. Il nous suffit de les avoir reconnues dans leur nature psychologique comme des illusions. Mais nous n’avons pas à dissimuler que cette mise à découvert influence puissamment aussi notre position sur la question qui ne manque pas d’apparaître à beaucoup comme la plus importante. Nous savons approximativement en quels temps les doctrines religieuses ont été créées, et par quelle sorte d’hommes. Si, de surcroît, nous apprenons par quels motifs cela s’est produit, alors notre point de vue sur le problème religieux connaît un déplacement notable. Nous disons qu’en effet il serait fort beau qu’il y eût un Dieu, Créateur de mondes et Providence bienveillante, qu’il y eût un ordre moral du monde et une vie dans l’au-delà, mais il est néanmoins très frappant que tout cela soit exactement ce qui nous ne pouvons manquer de nous souhaiter. Et il serait encore plus singulier que nos ancêtres, dans leur misère, leur ignorance, leur manque de liberté, aient réussi à résoudre toutes ces difficiles énigmes du monde. »
p. 190 :
«[L’homme qui “a été élevé dans la sobriété”] se trouvera alors dans une situation difficile, il devra s’avouer tout son désaide et son infirmité dans les rouages du monde, n’étant plus le centre de la création ni l’objet de la tendre sollicitude d’une Providence bienveillante. Il sera dans la même situation que l’enfant qui a quitté la maison paternelle dans laquelle il se sentait bien au chaud et à l’aise. Mais l’infantilisme est destiné à être surmonté, n’est-ce pas ? L’être humain ne peut pas rester éternellement enfant, il faut qu’il finisse par sortir à la rencontre de la “vie hostile” [Schiller]. »
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