Dans cette vidéo de 1993 (l’unique disponible en français), le théologien et psychanalyste Antoine Vergote répond à des questions sur le mal.
(Pour la visionner en plein écran, cliquer sur l’icone en bas à droite de la vidéo)
Voir l’intégralité de la vidéo » (avec la contribution d’Adolphe Gesché)
Voici la transcription des paroles d’Antoine Vergote dans cette vidéo :
Extraits de l’Émission Le Cœur et l’Esprit :
« Le mal et le péché » (1993)
Source : Médias Catholiques francophones de Belgique
Réponses d’Antoine Vergote à des questions de Philippe Mawet sur le mal et le péché
(Les questions à Adolphe Gesché et ses réponses ne sont pas prises en compte ici. Les coupures correspondantes sont indiquées par le signe
Question :
Monsieur l’abbé Vergote, est-ce qu’au niveau des sciences humaines, est-ce que vous remarquez aujourd’hui aussi que le monde écouterait la foi ?
A. Vergote :
Au niveau des sciences humaines, il faut dire que la dimension religieuse dans l’humanité a toujours été quand même au centre de l’intérêt. On n’imagine pas une anthropologie culturelle qui ne s’attache pas à l’étude de l’histoire et de la religion de cette civilisation-là. Et on n’imagine pas non plus une philosophie qui fasse abstraction de toute l’inspiration qui est venue des religions à l’intérieur de la philosophie. Donc, dans ce sens-là, on peut dire que les sciences humaines seraient barbares si elles n’étaient pas attentives aussi aux messages qui viennent des religions.
[…]Question :
Sur cette question du mal qui pose question à Dieu ou peut-être plus fondamentalement encore à l’homme.
A.Vergote :
Oui, ça dépend d’ailleurs sur quoi vous mettez l’accent : le mal physique ou le mal moral (et souvent les deux sont mêlés, quand l’homme fait souffrir l’autre homme). Je pense que, là, il est normal que l’homme proteste parce qu’il y a un tel désir de bonheur (il faut partir de cela). Et puisque vous venez de parler de toute-puissance, ce que la psychanalyse par exemple a admirablement (je pense) illustré (ce qu’on savait d’ailleurs) c’est qu’il y a une telle idée de toute-puissance et espoir de pouvoir réaliser ses désirs de bonheur même les plus extravagants, les plus irréels, dans l’homme, qu’il va toujours souffrir tel qu’il est parce qu’il n’est jamais tout-puissant. Il n’aura jamais, disons, et la santé, le bonheur et la complétude qu’il désire. Donc là, il y a déjà une protestation dans sa finitude même, quant à sa finitude même. Ça c’est évident. C’est pour ça que d’ailleurs, d’après la Bible, l’homme désire être l’égal de Dieu.
Mais d’autre part il y a le mal moral – ça c’est évidemment plus essentiel –, la profonde perversion qu’il peut y avoir a vraiment vouloir le mal pour le mal, à faire souffrir, à prendre plaisir à la destruction d’autrui. Ça, c’est évidemment le plus grand scandale.
[…]Question :
La psychologie s’y retrouve, devant une telle thèse [d’Adolphe Gesché], Monsieur l’abbé Vergote ?
A. Vergote :
Je peux me dire d’accord. Moi, je mettrais plus l’accent sur le fait qu’il n’y a aucune justification, aucune explication nette. Je pense que là… (je parle maintenant en tant que chrétien), ce qui d’ailleurs était déjà fort présent dans la conscience d’autres peuples comme la conscience du peuple grec : en fait on n’est pas un Dieu ; on ignore. Moi je dirais : c’est une épreuve de la foi, de pouvoir dire : « je ne sais pas ». Et je dirais : c’est une épreuve par laquelle la foi passe à une maturité, passe à une certaine maturité de se dire : bon, je fais confiance, je peux croire en Dieu, en dépit de l’incapacité qu’il y a à expliquer cela. Pourquoi Dieu a fait le monde comme tel, je l’ignore.
Question :
Ce n’est pas un peu fataliste, comme attitude, ou résigné ?
A. Vergote
Je ne sais pas… qu’est-ce que le fatalisme ? Le fatalisme, c’est de se résigner à une finalité qui ne débouche pas, qui n’a pas de sens. Mais dans la foi il n’y a pas de fatalisme parce qu’on sait très bien qu’au-delà du mal il y a toujours le Dieu qui, quand même, continue d’être présent à l’intérieur du monde pour faire émerger le bien, dépasser le mal ; en ce sens-là il n’y a aucun fatalisme.
Question :
C’est là que se situe la foi finalement ?
A. Vergote
Ah oui.
[…]Question :
Monsieur l’abbé Vergote, le péché a mauvaise presse aujourd’hui, alors est-ce que finalement il n’y a pas comme une de volonté de le supprimer, de le nier. Comment vous situez-vous par rapport à cette question ?
A. Vergote :
Bien sûr, mais je dirais que ce n’est pas d’aujourd’hui. En fait, je pense qu’il y a une tendance profonde dans l’homme à s’innocenter. Mais, disons, je pense que dès que l’homme est en vérité devant quelqu’un, soit des parents en vérité devant leurs enfants, ou époux-épouse, l’un [et] l’autre en vérité devant quelqu’un, on se rend compte : « je fais, comme dit saint Paul, le mal que je ne voudrais pas faire et je ne fais pas le bien que je voudrais faire ». C’est-à-dire : personne n’est entièrement maître de lui-même, et on ne peut quand même pas dire que c’est simplement quelque chose qui pousse naturellement (si vous voulez comme des cheveux qui poussent). Non, on est aussi complice, et cependant on n’est pas entièrement maître dans sa propre maison, et en ce sens-là on est pris là-dedans. Et je pense que quelqu’un qui est honnête doit reconnaître cela. Mais c’est évidemment plus grave quand c’est face à Dieu, parce qu’alors, ça a quelque chose de plus abyssal.
Et je crois que là, tout de même… moi ça me frappe régulièrement que des gens qui peuvent s’y opposer avec violence parce qu’ils trouvent que ça diminue l’homme, en fait reconnaissent après quelque temps que là, ça les met dans leur vérité devant Dieu et devant eux-mêmes. Mais aussi avec toute l’indulgence d’une certaine impuissance avec laquelle on est complice.
Question :
Mais ça voudrait dire que le péché resitue l’homme aussi devant sa responsabilité ?
A. Vergote
Oui, bien sûr, mais pas écrasante non plus.
[…]Question :
Monsieur l’abbé Vergote vous souriez là, justement, à propos de l’une ou l’autre question sur ce bien et sur ce mal ; il [Adolphe Gesché] en a une approche un peu particulière ?
A. Vergote
Un peu. Oui. Eh bien, je peux me mettre d’accord avec Monsieur Gesché, mais je nuancerais dans ce sens que le bien moral n’est jamais premier. En fait ce qui est premier c’est une certaine – on pourrait dire – spontanéité de vie. Par exemple si vous prenez l’homme qui se développe, on peut dire : il y a toutes sortes de tendances… Il est absolument normal qu’un enfant soit jaloux par exemple. On ne peut pas dire que c’est du mal. Un enfant jaloux (et je connais le cas) peut essayer de tuer un autre enfant, [il] peut être homicide, comme d’ailleurs le premier homme de la Bible, Caïn. Mais ça se produit, chez des enfants, des impulsions. Ils le disent d’ailleurs ; ils doivent l’exprimer. Est-ce que vous diriez que c’est du mal ? Eh bien à partir… disons : ça c’est la réalité humaine qui se forme, par toutes les tendances psychologiques en nous, et à un certain moment intervient la loi, c’est à dire l’interdit. Et contre ce qu’on dit assez facilement – et, je trouve, un peu bêtement –, que les lois sont toujours négatives : eh bien la négativité a une vertu transformatrice. « Tu ne tueras pas », ça veut dire : spontanément, en l’homme, il y a la tendance homicide. Et « tu ne tueras pas », c’est un interdit qui transforme et qui fait en ce sens… plutôt convertir en bien, en volonté de bien, ce qui devient, à un certain moment, le mal.
En ce sens-là, le bien est aussi un effet de la prise de conscience du mal qu’on est en train de faire.
Question :
Au fond vous diriez, vous, que la frontière entre le bien et le mal …
A. Vergote :
… est mouvante. Elle est mouvante parce que, c’est vrai, la loi morale devient régulièrement comme un carrefour, devant lequel l’homme est placé et où il doit choisir.
Question :
Mais alors comment ne pas tomber dans le subjectivisme, à ce moment-là ?
A. Vergote :
Oh, je crois que c’est toujours un peu subjectif évidemment, parce qu’il faut toujours que soi-même on le découvre et on prenne position. Mais on sait tout de même aussi très bien qu’il y a là une universalité qui est de l’ordre du respect de l’autre. Dans l’Évangile ça va plus loin parce qu’on parle d’amour, ce qui est au-delà de la morale.
Question :
Comment est-ce que vous en parleriez et comment est-elle pédagogique, finalement, cette loi. Quelle est la place de la loi dans la question du mal ?
A. Vergote
Eh bien, je pense que dans certains milieux psychanalytiques… par exemple Françoise Dolto, qui est un nom assez connu, disait régulièrement : « donner la loi ». C’est une expression biblique (j’ignore si elle a repris ça au texte biblique ; je pense que oui), mais de toute façon pour un éducateur donner la loi, c’est donner des directives qui font que la vie prenne sens, et en ce sens-là dire la loi, donner la loi, est essentiellement pédagogique. Ça humanise l’homme, ça lui donne l’occasion de s’humaniser. Quand il n’y a pas d’interdit, il n’y a plus de directive. Et en fait le négatif, comme j’ai dit, c’est le symbole linguistique transformateur de la réalité, qui fait qu’on prend conscience, on a des directives… [se corrigeant :] des directions de sens, on prend sa responsabilité, on s’humanise. On s’humanise, on devient chrétien aussi, quoi. Les deux coïncident, là. Enfin, plus ou moins, quoi.
Question :
Des réactions par rapport au mal (je voudrais rester avec vous justement), sont peut-être deux approches qu’on a régulièrement, c’est soit de banaliser le mal (on dit « on le comprend, on l’explique », donc il n’y a plus de mal finalement, quelque part), ou alors c’est la culpabilisation (le mal est tellement prenant qu’on est enfermé dans le mal). Alors comment réagissez-vous par rapport à ces deux questions de banalisation et de culpabilisation ?
A. Vergote :
Disons qu’il y a toujours un malaise du mal. Et en ce sens on peut dire que c’est culpabiliser. Freud a écrit un célèbre ouvrage, Malaise dans la civilisation, et pour lui c’est la culpabilité qui est le malaise essentiel dans la civilisation. Il trouve que ça fait partie de la réalité humaine. Dès que l’homme se civilise, qu’il devient un être éthique, il y a un certain malaise.
La culpabilisation, je dirais, c’est lorsqu’en fait on polarise l’attention sur toutes sortes de règles et de prescriptions très localisées, plutôt que de donner une visée et une direction de sens. Et alors, en ce sens-là, la pédagogie qu’il faut avoir pour soi-même, et qu’il faut avoir aussi envers autrui, est celle, plutôt, de, avec liberté, laisser aussi trouver et chercher son chemin, mais donner le sens, la direction dans laquelle il faut aller. De temps à autre, je dirais, il doit y avoir une prise de conscience plus nette. Je pense que là, il a aussi un temps ; par exemple dans la liturgie, il y a le temps de la réjouissance ; il y a le temps de la prise de conscience du mal. Mais moi je trouve que ça n’a pas beaucoup de sens, par exemple, de commencer toute liturgie, toute messe, avec un rite de culpabilité (enfin, d’autoaccusation, ou de confession des péchés). Moi, je trouve ça… Ça, c’est banaliser.
Question :
C’est voir les choses de façon plus libérante, pour vous ?
A. Vergote :
Ça c’est aussi une manière de banaliser le mal.
[…]Question :
Monsieur l’abbé Vergote vous vouliez intervenir sur ce sujet.
A. Vergote :
Oui, j’aurais encore voulu dire un mot sur la banalisation. Je crois qu’il faut bien se dire qu’il y a une tendance absolument universelle, dans l’humanité, à banaliser le mal. On peut par exemple se souvenir de ce qui se passait à l’époque de la première industrialisation. Les gens pouvaient richement vivre et être tout à fait insensibles à la profonde misère des autres. Eh bien cette banalisation, vous la trouvez constamment, constamment dans l’humanité.
Et en ce sens-là le mal n’existe que lorsqu’on éveille… ça, c’est aussi la tâche du prophète : d’éveiller au sens du mal.
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