Enfance spirituelle
« Ce mouvement de consentement et de réinterpréation ne peut se faire qu’à l’intérieur d’une conversion profonde qui surmonte de multiples résistances. La foi est une souffrance, une passion. La parole de Dieu est un glaive : elle scinde l’être jusqu’à la racine. Mais la filiation librement assumée rend à l’homme une enfance spirituelle, dont la première enfance, celle du paradis perdu et celle du petit homme, n’est que la préfiguration archaïque. L’intégration religieuse de la personne opère une pacification de tout l’être sur un fond de souffrance acceptée. Elle est plénitude dans le manque, union sans confusion, divinisation dans l’humilité. » (A. Vergote, Psychologie religieuse, Bruxelles, Dessart, 1966, p. 263)
« Le croyant est enfant de Dieu. Et si l’adulte ne retourne pas à l’état des enfants et ne se fait pas petit comme ce petit-enfant là, il n’entrera jamais dans le Royaume des Cieux (Mathieu, 18,1-4). Car le croyant est celui qui, au cœur de son humanité acceptée et reconnue, s’adresse au Dieu vivant, en lui disant : “Père”. Avant “l’enseignement salvifique” du Christ, jamais homme n’avait osé parler ainsi au Dieu Tout-Autre. » — « Pour aucune donnée humaine, le danger d’infantilisme n’est aussi grand que pour la foi religieuse. Reproduisant, au niveau de l’attitude religieuse, des relations interpersonnelles familiales, elle risque d’échouer et de faire glisser, dans les rapports à Dieu, des attitudes filiales dérivées d’une enfance simplement humaine. La dogmatique chrétienne elle-même peut présenter l’illusion d’une relation vraiment religieuse alors que, dans la vérité vécue, elle n’est que le prolongement d’une attitude humaine. » — « Enracinée dans la constellation familiale, l’attitude religieuse risque, plus que n’importe quel autre comportement, de conserver les traits infantiles de sa première émergence, d’autant plus que le contenu dogmatique lui-même s’y réfère comme à son lieu symbolique. Il y a de ces insistances, d’apparence mystique, sur le désir d’être en tout l’enfant de la Vierge Marie, qui présentent un son fêlé. Si elles indisposent les croyants solides par une gêne de fausses confidences, elles ne trompent pas une oreille exercée. Elles ne sont de l’enfance spirituelle que la caricature complaisante. » — « L’autonomie affective, caractéristique d’une psychologie adulte, paraît contraire au premier abord à l’idée psychologique de l’enfance et de l’obéissance de foi. A certains moments, elle s’y oppose aussi effectivement ; mais en vérité, elle en est la condition. » (A. Vergote, « Pour une foi adulte », Lumen Vitae, 23/3 (1968) 431-444, p. 433, 434, 435 et 438, respectivement)
« Car c’est cela l’humilité : comme dans un amour conjugal, accepter d’être appelé à être aimé de Dieu tel que l’on est. Cela fait une brèche dans notre préoccupation excessive de nous-mêmes.
Une deuxième conséquence : le texte [La règle de saint Benoît] peut aussi prêter à une fausse interprétation de l’idéal du “petit enfant” et aider à verser dans l’infantilisme. Pensez à la spiritualité de sainte Thérèse de Lisieux ; elle est quand même un peu ambiguë et marquée psychologiquement par tout son temps et son milieu. » — « L’attention admirative est selon moi l’attitude de l’humilité, sans que le mot soit prononcé. Elle ouvre une brèche dans le repli narcissique sur soi. Cette attitude peut sembler parfois trop affective, mais elle peut être aussi très simplement réaliste. C’est l’idéal de l’Évangile : être enfant, sans le chercher — car le chercher serait infantilisme. C’est une forme d’humilité qui s’oublie elle-même. » (A. Vergote, « Une approche psychologique de l’humilité dans la règle de S. Benoît. Chapitre VII, “De l’humilité” », dans Id., Explorations de l’espace théologique, Leuven, 1990, pp. 645-668. [Texte d’une conférence de 1976 ; déjà paru dans Collectanea Cisterciensia, 2 (1980) 112-135], p. 664 et 667)
Paternité et relation à Dieu
(traduction par J.-B. Lecuit)
« […] le père est essentiellement celui qui prononce — surtout par le mode de la relation — la parole de reconnaissance. Cela a également d’immenses conséquences en ce qui concerne la relation entre psychanalyse et religion. J’ajouterais même : pour la pensée théologique elle-même. Parce que si nous ne prêtons pas d’abord attention à leur profondes différences, les discussions sur la religion sont trompeuses. Dans ce qui suit je concentrerai ma réflexion sur la religion monothéiste biblique, spécialement chrétienne. C’est dans ce contexte, et non dans les religions mythiques ou indiennes, que la science humaine autonome et la pratique de la psychanalyse ont leur place. C’est précisément le cas en raison de ce qui est essentiel à cette religion et à la cure analytique : la parole personnelle de libération. Jésus demandait : crois-tu en moi ? La personne religieuse chrétienne affirme et accomplit effectivement sa conviction religieuse libre et personnelle par une parole d’assentiment auto-impliquante qui est unique dans l’histoire religieuse : Je crois en Dieu, en Jésus-Christ… Si nous faisons attention : la formule n’est pas une expression purement théorique comme l’est “Je crois que Dieu existe”, etc. La formule chrétienne “Je crois en” défie le rationalisme philosophique et scientifique, car elle donne son assentiment avec conviction à la vérité de l’événement divin historique qui n’est pas réductible à la philosophie religieuse. Pour pouvoir vraiment comprendre la foi chrétienne en tant qu’acte de parole il faut considérer attentivement l’objet de cette foi : l’idée chrétienne de Dieu le père. Bien plus, il sera intéressant de confronter cette idée avec les ambiguïtés pathologiques entourant les conceptions freudiennes du père et de l’idée religieuse de Dieu. La confession “Je crois en Dieu… et en Jésus Christ” effectue et exprime l’assentiment personnel à l’événement de l’autorévélation personnelle de Dieu, l’élection du peuple par la médiation des prophètes et à l’accomplissement de son initiative divine historique en et par Jésus, le juif marginal de Nazareth. Dans et par cette activité Dieu révèle et effectue simultanément sa paternité divine à l’égard des humains auxquels il adresse sa parole. La révélation et l’effectuation de la paternité de Dieu a été accomplie par sa relation avec Jésus. Dans cette relation Dieu a aussi effectué sa paternité progressivement, en fonction de l’accomplissement de l’assentiment de Jésus à la révélation de Dieu qui lui était faite. La confiance persévérante de Jésus durant sa cruelle persécution a médiatisé le plein partage de la vie divine de son Père des cieux. Il est impressionnant d’observer que les premiers chrétiens ont immédiatement compris la signification structurale de cette relation Père-Fils avec une sorte d’intuition géniale qu’ils ont formulée en appliquant les mots du Psaume à l’événement invisible de Jésus éveillé par Dieu d’entre les morts (la “résurrection”) : “…Jahvé m’a dit : ‘Tu es mon fils, Moi, aujourd’hui je t’ai engendré’”. Le partage avec Jésus de cette relation Père-fils permet aux croyants de prier avec ces mots particuliers en leur donnant leur pleine signification : “Notre père, qui es aux cieux”. Il n’est pas nécessaire d’être croyant pour reconnaître dans le noyau originel de la foi chrétienne un paradigme de la conception authentiquement humaine de la figure paternelle. La paternité dans la relation humaine se manifeste dans un acte de parole relationnel et s’accomplit dans le processus même de reconnaissance de l’enfant, et comme la paternité est essentiellement un processus relationnel, l’autre, l’enfant, doit s’y impliquer. Dans la relation entre Jésus et son Dieu, le père communique sa divinité par un processus transformateur dans lequel Jésus s’implique lui-même. Dans l’ordre humain, s’agissant de la relation père-enfant, le père initie l’enfant à l’humanité que le père représente, médiatise et promeut par le processus transformateur du complexe d’Œdipe. Il y a donc indubitablement une analogie structurale entre la foi chrétienne et l’ordre humain. Cette analogie frappante peut inciter l’analyste à réfléchir à la vérité de la religion chrétienne. Le croyant peut voir en elle une confirmation de sa foi ; puisque Dieu a créé “l’homme et la femme à sa propre image”, cette analogie est normale. Le psychanalyste non croyant peut interpréter cette analogie comme un appui non pathologique sur une idée d’un être divin, qui a de multiples racines. Une chose devrait en tout cas être objectivement reconnue : il y a eu une attestation suffisante de Jésus comme personnalité historique. L’affirmation de l’éveil paternel par Dieu et de l’élévation divine de Jésus qui a été fidèle jusqu’à la mort n’est bien sûr plus de l’ordre des faits historiquement observés et entendus. En outre, la paternité est essentiellement de l’ordre de la parole et non des faits matériels empiriques. Freud a perçu cela en un certain sens, lorsqu’il a dit : de l’ordre du “langage” et non de la nature. L’analogie structurale entre la figure paternelle dans l’ordre humain et dans l’ordre religieux porte naturellement en elle la possible implication de l’idée de Dieu dans la psychopathologie. »
(A. Vergote, « At the crossroads of the personal word / Al crocevia della parola personale », dans Aletti (Mario) et De Nardi (Fabio) (éd.), Psicoanalisi e religione. Nuove prospettive clinico-ermeneutiche, Torino, Centro Scientifico Editore, 2002, pp. 4-34, pp. 20-22)