Extraits de J.-B. Lecuit, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Cerf, 2017
Désir de Dieu et fantasme d’omnipotence »
Désirer Dieu et comme Dieu, cela est désirable, mais non spontanément désiré »
Introduction et larges extraits »
Désir de Dieu et fantasme d’omnipotence
J.-B. Lecuit, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Cogitatio Fidei, 303, Cerf, 2017, p. 131 s. :
[…] l’obstacle principal à [la pleine union à Dieu] n’est-il pas le désir inconscient de s’égaler à Dieu ? Du point de vue théologique, il est certain que la tentation fondamentale de l’être humain est de s’autodiviniser : comme nous l’avons vu, c’est là le dynamisme même de la convoitise. La psychanalyse a mis au jour ce qu’on pourrait appeler le foyer psychique de cette tentation : le désir inconscient, d’origine infantile, de la toute-puissance et de la toute-jouissance vécues ou fantasmées dans le lien premier à la mère. C’est pourquoi Antoine Vergote a pu écrire que le message tentateur de Gn 3,5 – « vous serez comme des dieux » – « traduit en langage conscient l’universel imaginaire de l’homme [A. Vergote, « Religion, pathologie, guérison » RTL, 26/1 (1995) 3-30, p. 29] ». Le désir de Dieu s’enracine inconsciemment dans la nostalgie d’une illusion première, celle de ce que les psychanalystes appellent l’omnipotence narcissique : l’enfant, ne connaissant tout d’abord pas la réalité extérieure, vit l’illusion que son désir crée l’objet dans lequel il trouve la satisfaction et le plaisir, en une forme de fusion avec lui (objet que l’adulte sait être la mère, et en particulier le sein). Dans la mesure où, dans les premiers temps, la mère répond immédiatement au désir fusionnel de l’enfant, elle lui permet de vivre cette illusion d’omnipotence : « La mère suffisamment bonne », écrit Winnicott, « commence par témoigner d’une adaptation presque totale aux besoins de son bébé » ; elle lui permet ainsi « d’avoir l’illusion que son sein à elle est une partie de lui, l’enfant. Le sein est, pour ainsi dire, sous le contrôle magique du bébé […]. L’omnipotence est presque un fait d’expérience [D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 20 et 21] ». Cette illusion est une étape nécessaire. Elle est la condition de possibilité d’un désillusionnement progressif, que la mère fera vivre à l’enfant en différant peu à peu la satisfaction de son désir : « La tâche ultime de la mère est de désillusionner progressivement l’enfant, mais elle ne peut espérer réussir que si elle s’est d’abord montrée capable de donner des possibilités suffisantes d’illusion [Ibid., p. 21] ». La fiabilité de la mère dépend de sa sécurité intérieure, qui la rend à la fois indépendante de l’enfant (elle n’a pas besoin de lui pour son équilibre psychique) et apte à se rendre en partie dépendante de lui dans le partage du plaisir et du déplaisir. Dans la mesure où elle se montre fiable, c’est-à-dire disponible de façon prévisible pour ce partage avec son enfant, la mère permet à celui-ci d’accepter la déception de son illusion d’omnipotence, de supporter la frustration de ses absences, dans l’attente confiante d’une satisfaction différée de son désir, non pas sans l’autre ou contre lui, mais avec lui, dans le partage. Dans la mesure même où la fiabilité de la mère a fait défaut, l’enfant, et plus tard l’adulte, ne peut accéder à une confiance suffisante, supporte mal l’attente et la frustration, se fixe au type de plaisir qu’il connaît déjà, et se protège contre le déplaisir par l’emprise. Il recherche l’autosuffisance au lieu de la confiance, et la maîtrise au lieu de l’acceptation d’une dépendance. Il identifie l’autre à soi, au lieu de le reconnaître dans son altérité. Il est enfermé dans la répétition stérile et la contrainte, plutôt qu’ouvert à la transformation personnelle et à la créativité. Il recherche le plaisir sans l’autre ou contre lui, plutôt que dans le partage d’expériences. Même chez ceux qui ont bénéficié d’une mère fiable, « suffisamment bonne », les relations risqueront toujours d’être faussées par le fantasme narcissique d’omnipotence : elles obéiront dans cette mesure à un besoin d’emprise sur l’autre, au lieu d’être vécues dans la confiance et le partage d’expériences.
Dans la relation à Dieu, la même polarité est à l’œuvre : la tendance à se défier de lui, à nier son altérité, à ne chercher en lui que son propre plaisir ; ou bien l’ouverture à la confiance, dans la reconnaissance de son altérité transcendante, et l’accueil d’une joie d’une qualité dépassant toute anticipation, la joie de celui qui « est amour » (1 Jn 4, 8), communion ouverte à tout être humain qui en accepte le don gratuit. De tout cela, il ressort que le progrès de la relation à Dieu suppose toujours le renoncement à la tendance à l’omnipotence et au plaisir pris pour soi seul (la convoitise au sens biblique). « Le seul problème, explique Nicole Jeammet, reste ce que la psychanalyse nous apprend : ce renoncement n’est pas directement sous le contrôle de la volonté ». Il dépend « de la qualité d’un “être-aimé” et d’un “être-regardé” qui seule ouvre à la confiance dans l’autre [N. Jeammet, Le plaisir et le péché. Essai sur l’envie, Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 11] ». Par son action directe au cœur du croyant, ainsi que par la médiation d’autres personnes animées par son amour, Dieu lui fait vivre progressivement cette expérience d’être aimé et regardé qui lui permettra de consentir le renoncement nécessaire.
Parmi les transformations ultérieures, de l’apprentissage du langage à l’adolescence, le complexe d’Œdipe joue un rôle structurant essentiel. Avec plus ou moins de réussite, il vient approfondir la différenciation subjective par l’intégration de l’interdit de la fusion avec la mère (en une « castration symbolique »), le renoncement à prendre auprès d’elle la place du père, la constitution du surmoi et de l’idéal du moi, l’identification aux figures parentales, l’approfondissement de la reconnaissance d’autrui, l’accès à la culture et à la sublimation (ce processus inconscient de transformation de la pulsion sexuelle, qui l’oriente vers un but non sexuel et socialement valorisé) [Sur tout ceci, voir les chapitres IV à VI de mon ouvrage L’anthropologie théologique à la lumière de la psychanalyse, Paris, Éd. du Cerf, 2007]. Mais si le désir peut désormais porter sur d’autres personnes, sur différents types de relations avec elles, sur des idéaux, projets et actions, il ne s’est pas pour autant substitué au désir inconscient d’omnipotence. Ce dernier demeure agissant, et pousse toujours à se détourner de la reconnaissance d’autrui. Mais il constitue aussi une forme d’anticipation de la plus grande jouissance possible, du contentement illimité dont il a été question dans le premier chapitre. Vergote écrit en ce sens : « ce qui, dans la vie imaginaire, à la frontière de la conscience lucide, demeure vivace, l’idée délirante d’autodivinisation, prépare au désir de jouir de la vie et de la gloire divine ; mais cela doit être transmué en un amour qui reconnaît Dieu et attend de lui la divinisation [A. Vergote, Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… ». L’identité chrétienne, Paris, Éd. du Cerf – Montréal, Médiaspaul, 1997, p. 182] ».
Sainteté et santé psychique
J.-B. Lecuit, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Cogitatio Fidei, 303, Cerf, 2017, p. 130 s. :
Les méprises concernant la nécessité imaginaire, pour devenir pleinement uni à Dieu, d’une vie contemplative, riche en grâces mystiques, héroïquement ascétique, et vouée à l’autoprivation, ont déjà été écartées. Mais un doute peut demeurer : le cheminement vers l’union décrit par les maîtres en la matière n’est-il pas réservé à ceux qui jouissent d’une santé psychique suffisante et même tout simplement d’une éducation d’assez bonne qualité pour que se développent en eux les vertus qui traduisent la qualité d’amour inhérente à l’union à Dieu ? On doit répondre tout d’abord que cette union n’étant pas œuvre humaine, mais don de Dieu, la pauvreté des dispositions personnelles n’y fait pas obstacle. Seuls le refus ou la négligence volontaires peuvent l’empêcher. L’essentiel se joue dans l’orientation profonde de la liberté, dont Dieu seul est juge. Comme l’écrit le théologien et psychanalyste Antoine Vergote : « Il ne faut pas être sain pour être saint. Car l’Esprit souffle où il veut et aucun diagnostic psychiatrique ne sait mesurer le degré de liberté que les gens même profondément perturbés sont encore capables d’engager dans une foi religieuse [A. Vergote, « L’Esprit, puissance de salut et de santé spirituelle », dans Id., Explorations de l’espace théologique, Leuven, Leuven University Press, 1990, p. 203] ». Cela dit, les contraintes et les perturbations psychiques, dans la seule mesure où elles nuisent à la reconnaissance d’autrui et à la qualité des relations interpersonnelles, sont un obstacle à l’amour de Dieu et des hommes. C’est pourquoi le plein accomplissement de la relation à Dieu et à autrui, en lequel consiste la sainteté par l’union transformante, ne peut procéder en tant que tel des troubles psychiques. Les saints cités précédemment avaient certes une très fine connaissance des replis cachés de l’âme humaine, mais ils ne disposaient pas du champ d’observation ouvert par la psychanalyse. C’est sans doute pour cela qu’ils ne pouvaient admettre comme nous qu’une réelle sainteté soit vécue par des personnes au développement psychique si problématique qu’elles sont privées, sans faute de leur part, de la possibilité d’exercer certaines vertus avec le succès attendu. Dès 1950, le jésuite et psychanalyste Louis Beirnaert s’était exprimé en ce sens :
[…] il y a certaines qualités proprement psychiques qui conditionnent l’épanouissement des fruits de l’Esprit, dans ce que l’on appelle les vertus chrétiennes, et finalement l’exercice concret de la charité. Ces qualités ne sont en elles-mêmes ni la vertu, ni la perfection chrétienne, mais elles en conditionnent l’instauration progressive dans un psychisme que la liberté sous la grâce tente de modeler à l’image de la perfection du Père céleste […] Si ces qualités font défaut, la fidélité aux inspirations de l’Esprit ne se traduira, à la limite, que par un combat sans cesse livré et sans cesse perdu. Ce qui est manqué alors, ce n’est pas la sanctification essentielle, c’est son inscription dans la psyché, sa manifestation empirique en vertus, du moins en vertus épanouies, car cet effort persévérant – la seule chose dont certains soient capables – est bien déjà la vertu en son germe même. Il est bien rare aussi que, même chez le plus disgracié, l’inscription psychique soit totalement ratée, quand la sanctification spirituelle est sans cesse nourrie par l’humilité [L. Beirnaert, « La sanctification dépend-elle du psychisme ? », dans Id., Expérience chrétienne et psychologie, Paris, Éditions de l’Épi, 1964, p. 133-142, ici p. 139, d’abord paru dans Études, 266 (1950) 58-65].
Il apparaît ainsi que l’union complète avec Dieu est sans doute plus fréquemment atteinte qu’on ne le pensait autrefois et, avec elle, l’exaucement du désir de Dieu dont il est ici question.
Désirer Dieu et comme Dieu, cela est désirable, mais non spontanément désiré
J.-B. Lecuit, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Cogitatio Fidei, 303, Cerf, 2017, p. 349 :
[…] chacun est invité à considérer que le désir aimant de Dieu pour sa personne et pour son bien s’étend à toute autre personne humaine, quelle que soit sa méchanceté. Dieu désire aussi ceux avec qui nous ne désirons spontanément aucune communion, parce qu’ils nous indiffèrent, nous rebutent, nous nuisent ou nuisent à autrui. Cela change tout, car non seulement chacun est invité à aimer ceux qu’il trouve les moins aimables, mais à désirer la communion avec eux. Chacun est invité à promouvoir activement leur bien, mais aussi à s’unir au désir qu’a Dieu de les introduire dans la communion avec lui et /350/ avec tous ceux qui répondent à cet appel. Cela ajoute un puissant argument à ceux déjà mentionnés en réponse à la critique classique selon laquelle Dieu est le pur produit du désir humain de bonheur et de protection. Comme le psychologue de la religion André Godin l’a justement exposé à la fin de son dernier ouvrage, l’appel à conformer notre désir au désir qu’a Dieu de faire miséricorde à tous et de les unir à lui, se heurte en nous à de profondes résistances spontanées. Personne ne désire de lui-même s’identifier à Jésus dans son offre et son désir de communion avec les exclus, les pécheurs et les ennemis, jusqu’à donner sa vie pour eux :
l’amour dont il est question dans l’évangile ne s’établit pas dans le rassasiement par Dieu des désirs religieux mais par la révélation de désirs qui Lui sont propres : le pardon inconditionnel des offenses, l’identification personnelle aux pauvres, aux prisonniers, aux persécutés, le pouvoir exercé à la façon du serviteur et l’inévitable persécution qui accompagnera l’expression de tels désirs du Père vont, assez fréquemment, à contre-courant des désirs des hommes, non comme une supermorale mais comme une offre d’amour assortie de désirs d’une autre sorte. […] Bref, la parole de Dieu qui nous est présentée et adressée en Jésus Christ nous gêne. Elle nous invite, dans l’amour et la prière discernante, à désirer à partir du désir de Dieu, finalement à laisser progressivement ce Dieu-là désirer en nous. Bien des résistances parfaitement compréhensibles s’opposent à la conversion de nos désirs et sont psychologiquement repérables [A. Godin, Psychologie des expériences religieuses, 1986, p. 225].
Nous retrouvons ici ce qui avait été établi à la lumière de l’expérience et de l’enseignement de saints comme Thérèse d’Avila : la pleine communion à Dieu exauce le désir humain de Dieu en le convertissant en amour de Dieu et du prochain. J’avais alors écrit, en annonçant que cela serait justifié plus tard, une formule que nous pouvons maintenant considérer comme valable et reflétant ce qui est en jeu dans la relation d’amour et de désir entre l’homme et Dieu : parvenu à l’union d’amour avec Dieu, l’être humain désire ce que Dieu désire ; son désir de Dieu a été transformé en désir conforme à celui de Dieu. Pleinement conformé au Christ, vrai homme et vrai Dieu, il trouve en cette conformation l’exaucement de son désir de Dieu.
p. 355 :
Désirer Dieu et selon Dieu, c’est à la fois s’orienter vers le bien le plus désirable, et s’exposer à la désillusion des désirs spontanés. Car, loin d’être dans le simple prolongement de notre désir spontané de sécurité et de plaisir, Dieu nous appelle à une longue et progressive conformation de notre désir au sien, dans l’acceptation d’une radicale dépendance envers lui. Une dépendance qui peut être d’abord et longtemps perçue comme une menace pour la liberté, avant d’être pleinement vécue comme participation filiale à la liberté infinie de Dieu, libérant de l’esclavage du péché et de la convoitise (voir Ga 6, 4 et Rm 8, 2.15).