Présentation du livre : J.-L. BLAQUART et  J.-B. LECUIT (dir.), Repenser l’humain. La fin des évidences, L’Harmattan, 2010

Actes du colloque L’humain aux frontières organisé par des membres du Centre
« Politique, Société, Culture, Religion » à l’Université Catholique de Lille, le 10 juin 2008

Tables des matières

Introduction

par Jean-Baptiste LECUIT (p. 5) voir ci-contre >>

 I. L’ÊTRE DE PAROLE ET DE CONSCIENCE

 1. Le langage est-il encore la frontière de l’humain ? Enjeux éthiques d’un procès dans la culture

par Pascal MARIN (p. 11)

Résumé. C’est un phénomène très contemporain, phénomène de culture, que la mise à mal de la frontière qui sépare l’homme, le parlant, des autres vivants. Ce phénomène de mentalité dans sa constitution médiatique mêle des propos d’éthologie et d’anthropologie scientifique aux échos de productions d’art (film, expositions, etc.). Après avoir questionné l’émergence de ce curieux phénomène, nous nous demanderons comment il est possible, si on n’est pas éthologue ou paléoanthropologue, d’avoir prise sur ce discours ambiant, qui a pour lui la force des évidences. Depuis Socrate, pauvre en savoir, la philosophie emploie les armes du non-spécialiste, de tout un chacun. Elle ne sait que confronter les discours et analyser la définition des mots.

2. L’humaine présence au monde. La question de l’intentionnalité chez Brentano et Husserl

par Jean-Marie BREUVART (p.29)

Résumé. Nous nous proposerons d’éclairer la question de l’humain aux frontières en prenant comme point de départ la vie et son mode de relation à ce qui lui est extérieur (les objets du monde, les événements…). Plus précisément nous évoquerons le conflit entre les philosophes Brentano et Husserl sur l’importance à accorder à une telle relation. Nous terminerons par un examen du sens d’un tel conflit : quelles en sont les conséquences pour un engagement moral et politique dans le monde complexe qui est le nôtre ?

3. L’homme est-il un objet quantique ?

par Dominique LAPLANE et Michel J.F. DUBOIS (p. 41)

Résumé. L’homme est défini par un entre-nous et un je qui ont un même niveau de réalité et sont inextricablement mêlés. La conscience est le fait de chacun. Le langage, propre de l’homme, dont les caractéristiques fonctionnelles le situent dans l’espace et le temps, a un contenu qui les transcende. L’invention, fortement individuelle, qui suppose une vision à long terme, est mobilisation au temps présent de ce qui pourrait advenir. Cela ne suggère-t-il pas que l’homme serait un objet quantique, à la fois pris dans l’intrication et doué d’une certaine autonomie ?

II. L’OBJET ET LE SUJET DES SCIENCES HUMAINES

 4. L’économie aux frontières de l’humain

 par Elena LASIDA et Jean-Luc DUBOIS (p. 67)

Résumé. L’économie est traditionnellement considérée comme une science humaine. On peut cependant se demander quelle est sa vision de l’humain et de quelle manière elle l’intègre dans ses raisonnements. Certes, il y a bien une focalisation sur les mécanismes du marché, et sur la modélisation mathématique correspondante qui conduit à une approche réductrice des dimensions humaines (dans le lien avec les personnes humaines) et sociale (en relation avec les interactions sociales). Pourtant ces questions réapparaissent avec force actuellement à travers des concepts relativement récents comme les coûts humains, le capital humain, le développement humain, etc., qui sont fréquemment utilisés. Or ces nouvelles notions, ainsi que d’autres relatives au sujet et à ses actions, amènent à s’interroger sur la question de l’articulation entre l’économique et l’humain. Reste-t-on aux frontières de la logique économique dure ou peut-on en revisiter et en reformuler l’essence même ? Un tel questionnement suggère deux regards possibles.

5. L’ébauche d’un Corpus juris internationalis avec les crimes contre l’humanité

par Sylvie HUMBERT (p. 89)

Résumé. Le droit en France se trouve confronté à un mouvement général de mondialisation. Désormais, c’est l’humanité et non plus seulement l’homme qui est placée au centre du système juridique. Or l’humanité est méta-étatique et étrangère à la notion de souveraineté et de frontière. Un droit commun de l’humanité, de l’être humain en général, est en plein essor et répond à une idée kantienne d’un genre humain soumis à une loi universelle. De là découle toute une évolution du droit soumise à un nouveau concept : celui de la dignité humaine autour duquel s’inscrivent les débats sur le principe de l’inviolabilité des individus en tant que tels. Mais aussi, avec les progrès de la biotechnologie, il ressort que la destruction métaphysique est encore plus inacceptable que la destruction physique, car « elle signifie la destruction de l’ordre humain tout entier, la négation de l’effort même par lequel il y a de l’humanité dans l’homme» (Mireille Delmas-Marty).

III. L’ÈTRE QUI S’INTERROGE SUR SES FRONTIÈRES

6. L’être humain en tant que « frontière »

par Dominique Foyer (p. 111)

Résumé. Dans cette contribution, je tente une approche explicitement théologique de la notion de « frontière ». Tout d’abord en critiquant l’entreprise humaine de détermination de « frontières » en particulier à cause de ses enjeux éthiques ; puis en montrant comment cette approche théologique peut stimuler la réflexion que mène l’humanité sur ses propres frontières (aspect heuristique de la démarche).

7. De l’arbre cartésien au bateau de Neurath. Plaidoyer pour des frontières mouvantes

par Stanislas Deprez (p. 139)

Résumé. L’épistémologie commune des scientifiques est réaliste et réductionniste, considérant l’humain comme un objet d’étude. Sans méconnaître ses incontestables avancées, il nous semble que cette épistémologie pose des problèmes éthiques, en ce qu’elle détermine l’agir humain – le devoir-être – par l’être (voir l’arbre de Descartes). Nous voudrions défendre un autre modèle de la science, inspiré de Neurath et du constructivisme. Cette épistémologie alternative soutient que la connaissance est autant le résultat d’une production que celui d’une découverte. Ce qui permet de penser autrement les frontières de l’être et du devoir-être, et de réintroduire le débat éthique et citoyen dans la pratique scientifique.

8. Frontières de l’humain et clôture culturelle

par Jean-Luc Blaquart (p. 159)

Résumé. Pour faire face aux défis que pose aujourd’hui la détermination des frontières de l’humain, je propose de mettre en lumière la dimension fondamentalement culturelle du problème, ce qui permet d’interpréter cette notion de frontière de l’humain comme emblématique d’une clôture constitutive de notre culture, comme de toute culture. Se posent alors la question du rapport à l’au-delà de l’ordre culturel et celle du statut du religieux. L’oeuvre de Cornelius Castoriadis nous servira de point de départ pour cette réflexion.

Introduction de l’ouvrage

par Jean-Baptiste LECUIT

« Les frontières de l’humain sont affectées d’un flou grandissant. Pendant des siècles, la différence anthropologique est allée de soi : parmi les  animaux, l’être humain n’est-il pas le seul à jouir de la parole, le seul doué de raison ? Plus fortement que jamais dans l’histoire de l’Occident, le caractère absolu de ce privilège est fragilisé par le succès de conceptions mettant au jour l’insertion de l’homme dans le continuum d’un vivant évolutif, lui-même censé être tissé des mêmes éléments que ceux qui composent les réalités les plus bassement matérielles.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette mise en crise de la différence anthropologique n’émane ni des êtres considérés par l’être humain comme ses inférieurs – lesquels secoueraient en quelque sorte le joug d’une injuste domination –, ni d’êtres censément supérieurs – divinités courroucées d’une telle arrogance –, mais de l’exercice de cette faculté même qui le faisait unique à ses propres yeux : la pensée. Car c’est de la science, un des ses plus beaux fleurons, que sont issues les informations venant bouleverser les repères ancestraux de l’être humain. Elles établissent en effet sa continuité généalogique avec de frustes créatures et son extrême proximité génétique avec des êtres parfois encagés dans ses zoos ; elles attestent l’existence passée d’au moins une autre espèce terrestre douée de raison – l’homme de Neandertal – ; elles mettent au jour les capacités cognitives exceptionnelles d’animaux jusqu’ici trop méconnus. C’est aussi l’intelligence de l’être humain qui a conçu, organisé et mis en oeuvre des entreprises d’extermination qui le rabaissent à ses propres yeux, lui faisant considérer après coup sa fierté d’animal rationnel comme une misérable prétention.

La tendance contemporaine à contester les frontières entre l’homme et l’animal n’est-elle pas renforcée par la perception plus ou moins consciente du lien entre le durcissement de ces frontières et le risque de rejeter certains humains hors de l’enceinte qu’elles délimitent ? L’interpellation de Claude Lévi-Strauss mérite ici particulièrement l’attention :

« C’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ces droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction. Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait ainsi à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même [Claude Lévi-Strauss, entretien avec Jean-Marie Benoist, Le Monde, 21-22 janvier 1979, p. 14]. »

Mais, dira-t-on, le fait que l’être humain en vienne à douter de sa transcendance à l’égard de l’animalité, et qu’il soit le seul à le faire, confirme a contrario cette transcendance, à la façon dont le doute cartésien systématique ne peut atteindre la certitude du « je pense », puisqu’au contraire il l’effectue. De fait, personne ne conteste que l’être humain soit le seul capable d’effectuer certains types d’actions mentales, comme les mathématiques ou la poésie. Mais ce n’est pas ce coeur ou ce sommet que le flou vient atteindre : ce sont les territoires où l’humain confine à son autre, les frontières qui en tracent les contours, lesquelles passent entre l’humain et le proto-humain (sur l’axe phylogénétique comme sur l’axe ontogénétique), entre l’humain et le paléo-humain (comme l’homme de Neandertal), entre l’humain et le proximo-humain (en ce qui concerne par exemple certaines performances cognitives), entre l’humain et le simili-humain (l’ordinateur ou le robot), entre l’esprit humain et l’infrahumain des processus cérébraux ; entre l’humain et le « trans-humain » (Dieu ou le divin étant réduits à une production humaine).

Ces bouleversements peu à peu introduits dans les mentalités s’accompagnent d’interrogations éthiques et juridiques nouvelles, qu’ils contribuent à susciter : interrogations touchant au droit des animaux, aux devoirs envers l’embryon ou la personne gravement souffrante et demandant à mourir, à la licéité du clonage, de la fabrication de chimères ou d’hybrides homme-machine. Le débat est à son tour redoublé par celui qui porte sur l’élucidation des causes et des enjeux de cette crise d’identité. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Faut-il s’en désoler ?

Comment orienter la réflexion ?

L’ampleur et la difficulté du sujet exigent un considérable effort de recherche. Le présent ouvrage réunit les contributions à la première édition d’une série de colloques conçus pour y contribuer, organisés par des membres du Centre « Politique, Société, Culture, Religion » [Équipe de recherche de l’Université Catholique de Lille. Le colloque s’est déroulé le 10 juin 2008.] en collaboration avec d’autres chercheurs.

Dans une première partie, la réflexion se porte sur la différence anthropologique telle qu’elle a été pensée philosophiquement, en ce qui concerne la parole (chap. 1) et la conscience (chap. 2), et telle qu’elle peut être envisagée à la lumière des sciences de la nature (chap. 3). Dans un second temps, la question des frontières est traitée du point de vue des sciences dites humaines, dans la mesure où elles pensent l’être humain comme ne relevant pas des seules sciences de la nature. Parmi ces sciences, deux sont ici représentées : l’économie, en tant qu’elle prend plus ou moins en compte la spécificité de l’humain (chap. 4) et le droit, sous l’angle de la notion de crime contre l’humanité (chap. 5). La troisième et dernière partie concerne la notion de frontière elle-même, dans son application à la question de l’homme. Parmi les multiples approches envisageables, trois sont ici proposées : un exemple d’approche théologique, qui considère l’être humain comme étant lui-même un être frontière (chap. 6), et deux approches philosophiques, portant respectivement sur le caractère mouvant des frontières (chap. 7) et sur les déterminations et enjeux culturels de l’acte de tracer des frontières (chap. 8). »